L’esprit de 1971 : Réflexions sur la libération, les aspirations et les défis modernes, par Anu Muhammad – 21 décembre 2024

C’est à l’époque où le Bangladesh faisait encore partie du Pakistan qu’a commencé la résistance de son peuple contre la discrimination ethnique, les disparités régionales, l’inégalité économique, l’oppression, le régime militaire et, pour finir, le refus d’organiser des élections et la perpétration d’un génocide. La guerre de libération ne fut pas simplement un conflit militaire, mais le point culminant d’années d’exploitation et d’injustice imposées au peuple de ce qui était alors le Pakistan oriental.

Les forces pakistanaises s’en sont prises systématiquement aux intellectuels qui avaient joué un rôle actif dans le développement d’une conscience culturelle et idéologique hostile à la discrimination et à l’oppression. Cette offensive brutale a débuté dans la nuit du 25 mars 1971 et s’est poursuivie tout au long de l’année. Des intellectuels, entre autres des enseignants, des journalistes, des écrivains et des artistes, ont été assassinés dans tout le pays. Le 14 décembre 1971, en plein couvre-feu, le carnage a atteint son paroxysme lorsque de nombreux intellectuels éminents ont été sauvagement exécutés en différents endroits. Les collabos locaux, connus sous le nom de Razakars, ont joué un rôle majeur d’assistance aux militaires pakistanais, en particulier en sélectionnant les cibles et en les tuant.

L’élimination systématique des esprits les plus brillants du Bangladesh avait pour but de saper les fondements intellectuels de notre nation. Cependant, la guerre de libération a vu la participation massive de tous les secteurs de la société – travailleurs, paysans et citoyens ordinaires, à l’exclusion de quelques collaborateurs/criminels de guerre. Le prix à payer a été élevé : des millions de personnes sont tombées en martyrs, d’innombrables femmes et hommes ont souffert de sévices et de blessures, et une nation entière a vécu le traumatisme de la douleur, de la peur et de la perte des siens.

Dans son essence même, la guerre de libération visait à créer un Bangladesh libéré de la discrimination et de l’oppression. Il s’agissait d’une aspiration à créer un pays différent du Pakistan autoritaire, communautariste et concentré sur la richesse d’une poignée de privilégié.e.s. On rêvait de construire une nation où l’égalité, la justice et les perspectives d’avenir seraient offertes à tous les citoyens et à toutes les citoyennes, indépendamment de leur origine sociale ou de leur situation économique.

Au cours des 53 années d’indépendance, le Bangladesh a connu de nombreux gouvernements, chacun avec ses promesses et ses échecs. Le gouvernement de Sheikh Mujibur Rahman, formé après la libération, bien qu’extraordinairement populaire au départ, a fini par évoluer vers un régime autoritaire. La création du Rakkhi Bahini et d’un système de parti unique a engendré des désillusions. Peu après, des régimes militaires ont pris le contrôle du pays pendant près de 15 ans, éloignant ainsi le Bangladesh des aspirations initiales de la guerre de libération.

Néanmoins, le peuple n’a pas baissé les bras. À force de luttes, de sacrifices et d’une détermination inébranlable, il s’est battu pour rétablir la démocratie, ce qui a abouti à la chute du régime militaire en 1990. Pourtant, même après avoir retrouvé des gouvernements élus à partir de 1991, les espoirs nés de la guerre de libération sont encore souvent restés insatisfaits. L’alternance entre le BNP, la Ligue Awami et leurs coalitions respectives n’a pas apporté de changements significatifs dans la gestion des affaires publiques, et la corruption et les pratiques autoritaires ont persisté.

Si le Bangladesh a connu une croissance économique notable depuis son indépendance – avec une augmentation du PIB, une amélioration des infrastructures et une hausse des taux d’alphabétisation -, les promesses d’égalité et de justice ne se sont pas concrétisées. Les inégalités se sont multipliées au fil des décennies. La marchandisation et la privatisation de services essentiels tels que les soins de santé et l’éducation les ont mis hors de portée des citoyens ordinaires. Une simple maladie peut faire basculer une famille dans la pauvreté, tandis que le coût de l’éducation continue à handicaper financièrement de nombreux ménages.

Dans le même temps, les ressources naturelles du Bangladesh – rivières, reliefs, forêts et sols – ont été soumises à des niveaux alarmants de pollution et d’exploitation. Le prétendu développement s’est souvent fait au détriment de l’environnement, ce qui a entraîné la déforestation, la captation des rivières et une dégradation généralisée de l’environnement. Une oligarchie a fait son apparition, concentrant de vastes quantités de richesses entre les mains de quelques groupes et sociétés puissants, à l’image des tristement célèbres « 22 familles » pakistanaises. De grandes entreprises comme les groupes S Alam, Beximco, Bashundhara, Summit et Orion ont rapidement accumulé des richesses avec le soutien direct de l’État, tandis que les richesses du pays ont été pillées.

Ces dernières années, la centralisation des pouvoirs politiques et économiques s’est accompagnée d’une montée de l’autoritarisme. Des organes tels que la police, le bataillon d’action rapide (Rab), le Border Guard Bangladesh (BGB) et le Directorate General of Forces Intelligence (DGFI) ont été utilisés pour réprimer la dissidence. Des groupes privés, tels que la Ligue Chhatra et la Ligue Jubo, liées à la Ligue Awami, le parti chassé du pouvoir, ont épaulé ces régimes oppressifs, alimentant ainsi un climat de peur et d’anarchie.

Pourtant, la résistance reste un trait caractéristique de l’histoire du Bangladesh. Tout comme la jeunesse de 1971 s’est soulevée contre les injustices du Pakistan, le récent soulèvement de juillet reflète une aspiration renouvelée à un Bangladesh juste et sans discrimination. Comme en 1971 et dans les années 1980, les jeunes ont une nouvelle fois pris la tête de la résistance à l’oppression en 2024, en s’opposant aux assassinats aveugles et à l’injustice. Leurs actions nous rappellent les objectifs non atteints de la guerre de libération et la nécessité de faire revivre son véritable esprit.

Le soulèvement de juillet n’est donc pas un événement à part – il s’inscrit dans la continuité des aspirations exprimées lors de la guerre de libération. Il reflète la volonté collective du peuple de se réapproprier le rêve d’un Bangladesh libéré de la discrimination et de l’oppression. Les valeurs de 1971 – égalité, justice et liberté – doivent à nouveau servir de principes directeurs à la nation. Le soulèvement de 2024 a montré que le peuple du Bangladesh n’abandonne jamais et n’accepte jamais la défaite. Il a également ouvert la possibilité d’aller de l’avant après la chute d’un dirigeant autocratique.

Nous devons nous souvenir des sacrifices consentis pendant la guerre de libération et reconnaître que le cheminement vers un Bangladesh juste et équitable est loin d’être terminé. Si certains progrès ont été accomplis, l’esprit de 1971 exige davantage. Il nous demande de mettre un terme aux inégalités, à l’exploitation et à la destruction de l’environnement. Il nous exhorte à résister à l’autoritarisme et à promouvoir les idéaux pour lesquels des millions de personnes ont donné leur vie.

Alors que le Bangladesh va de l’avant, il est essentiel de faire vivre les rêves de la guerre de libération et d’œuvrer pour une nation véritablement libre, juste, laïque, respectueuse de l’environnement, démocratique et ouverte à tous et toutes. L’esprit de 1971 est toujours vivant, et il appartient à la génération actuelle de faire en sorte que ses promesses deviennent réalité. Nous ne voulons plus voir de grands projets à la rentabilité insolente se faire au détriment de l’environnement et des moyens de subsistance des populations. Nous ne voulons plus d’un régime autocratique et patriarcal, avec des discriminations fondées sur la religion, le sexe, l’identité ethnique ou la classe sociale. Nous ne voulons pas voir se développer l’oligarchie au détriment des droits des citoyen.ne.s. Nous ne voulons pas de la domination d’un pouvoir de type impérial ou sub-impérial. Nous voulons vivre dans la liberté, la dignité, la diversité et dans un environnement sain.

Anu Muhammad est un ancien professeur d’économie de l’université de Jahangirnagar.

L’original anglais de cet article a d’abord été publié dans The Daily Star. Cette traduction française, par Pierre Vandevoorde, a été publiée pour la première fois sur le site web de Europe Solidaire Sans Frontières.

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