En colère comme un Algérien en France, par Nedjib Sidi Moussa – 23 avril 2025

En novembre dernier, Kamel Daoud, auteur franco-algérien et chroniqueur conservateur, a reçu le prestigieux prix Goncourt à Paris pour son roman « Houris ». Cet ouvrage, publié par la célèbre maison d’édition française Gallimard, présente une image peu satisfaisante de la guerre civile algérienne.

Dans un contexte différent, cet événement aurait pu être commémoré à la fois en Algérie et en France. En l’occurrence, d’éminents commentateurs français ont loué avec enthousiasme Kamel Daoud pour avoir reçu la plus haute distinction littéraire française, tandis que de nombreux Algériens ont exprimé leur mécontentement, en particulier sur les plateformes de médias sociaux.

L’intensité des réactions peut être attribuée à divers facteurs, tels que l’environnement politique mondial actuel, la dynamique inégale entre l’Algérie et la France, le récit historique marginalisé de la diaspora algérienne en France et, surtout, le récent glissement vers une radicalisation de droite dont Kamel Daoud a fait preuve en embrassant la francisation.

Cécité réciproque

L’attentat orchestré par le Hamas le 7 octobre dernier, couplé aux terribles représailles israéliennes contre les civils palestiniens, a indéniablement exacerbé un climat déjà troublant au sein de la société française. Cette situation est d’autant plus significative que la France abrite la troisième communauté juive du monde, ainsi que la plus grande population musulmane d’Europe.

Les récits communs et les désirs inavoués qui entourent ces groupes variés, souvent contrariés par des personnalités réactionnaires, sont fortement marqués par deux injustices historiques commises par les autorités françaises : la persécution systématique des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et la domination des Algériens pendant la période coloniale. Ces offenses inexcusables, perpétrées par une minorité proactive, n’auraient pas été possibles sans l’acceptation passive ou la complicité active de la majorité.

Le bouleversement politique résultant de la montée des groupes d’extrême droite aux élections européennes, ainsi que la dissolution de l’Assemblée nationale en juin dernier, ont déclenché une augmentation extraordinaire du sectarisme à l’égard des Algériens, des Arabes et des Musulmans. Pour les racistes français, obsédés par le récit xénophobe du “grand remplacement”, ces trois identités sont souvent confondues.

Dans le même temps, une nouvelle poussée d’animosité à l’égard des Juifs a mis en lumière les divisions existantes au sein de l’arène politique française. Le parti d’extrême droite connu sous le nom de « Rassemblement national », dirigé par Marine Le Pen, s’est efforcé de se présenter comme le principal gardien des communautés juives et un soutien fiable d’Israël, tentant ainsi d’occulter la judéophobie profondément enracinée de son héritage politique.

En revanche, Jean-Luc Mélenchon a déclaré en juin dernier que « l’antisémitisme reste résiduel en France ». Le leader du parti de gauche « La France insoumise » a non seulement rejeté l’accusation de « clientélisme électoral chez les musulmans », mais a également accusé ses rivaux centristes et de droite de perpétuer un « clientélisme islamophobe, anti-arabe et colonialiste ».

La dichotomie gauche-droite, encore renforcée par la dynamique électorale et la propagande, crée un fossé troublant entre ceux qui mettent l’accent uniquement sur la judéophobie et ceux qui se concentrent sur la musulmanophobie. Le regretté sociologue Pierre Bourdieu a qualifié cette question de “cécité réciproque”, qui imprègne “toutes les luttes sociales pour la vérité”.

Dans un contexte où les perspectives manichéennes liées au conflit israélo-palestinien sont hégémoniques et se reflètent dans une société française polarisée, Kamel Daoud avait plus de chances d’obtenir le soutien d’entités pro-israéliennes établies que de groupes pro-palestiniens. Cela illustre la manière dont les Algériens, pour réussir en France, doivent naviguer dans des dynamiques sociopolitiques complexes.

Relations spéciales

L’attribution du prix à Kamel Daoud a coïncidé avec un contexte particulièrement tendu en ce qui concerne les “relations spéciales” entre l’Algérie et la France. Les tensions s’étaient intensifiées après que le président français Emmanuel Macron a reconnu la souveraineté marocaine sur la région contestée du Sahara occidental, ce qui a poussé l’Algérie à rappeler son ambassadeur de France en juillet dernier.

Au cours des dernières décennies, les autorités algériennes ont toujours soutenu le Front Polisario, défendant le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination, en opposition directe avec les revendications territoriales du Maroc. Cette guerre froide locale s’étend toutefois au-delà de l’Afrique du Nord, puisque la France, ancienne puissance coloniale, assume le rôle de médiateur partiel dans le conflit.

Ainsi, l’initiative française a contraint le président algérien Abdelmadjid Tebboune à reporter son voyage officiel à Paris, l’interprétant comme une nouvelle humiliation. Dans une interview accordée aux médias nationaux en octobre dernier, il a accusé la France de s’être livrée à un « génocide » durant sa gouvernance coloniale et a fait remarquer que « l’Algérie a été choisie pour le grand remplacement ».

Le 1er novembre, l’Algérie a commémoré le soixante-dixième anniversaire du soulèvement anticolonial initié en 1954 par le Front de libération nationale, qui a culminé en 1962 avec l’obtention (temporaire) de l’indépendance. Cet événement a marqué la fin d’une période caractérisée par des crimes, des injustices et un racisme généralisés touchant la majorité de la population. Les souvenirs de cette histoire tumultueuse continuent d’influencer la nature de cette “relation spéciale”.

Trois jours seulement après une parade militaire remarquée dans les rues d’Alger, qui a souligné les tendances autoritaires du régime postcolonial, Kamel Daoud s’est vu décerner le prix Goncourt. Il devient ainsi le premier écrivain d’origine algérienne à obtenir cette prestigieuse récompense, créée en 1903. Cet événement doit être considéré comme un exercice délibéré du « soft power » de la France.

À la lumière des tensions actuelles entre Alger et Paris et malgré les remarques controversées de Kamel Daoud, la capacité de l’establishment français à embrasser, soutenir et honorer un éminent romancier d’origine algérienne sert à illustrer son propre pouvoir, faisant ainsi appel à une identité nationale meurtrie. Parallèlement, les institutions culturelles françaises transmettent un message contradictoire à leurs anciennes colonies.

« Houris » est principalement centré sur la guerre civile algérienne, qui a vu une confrontation entre les forces pro-gouvernementales et les insurgés islamistes au cours des années 1990. Le thème de Kamel Daoud ne tourne pas autour de la révolution anticoloniale. En outre, sa dernière œuvre littéraire entretient un conflit artificiel entre ces deux récits historiques distincts, ce qui trouve un écho auprès des conservateurs français.

Double absence

La France abrite la plus grande communauté algérienne en dehors de l’Algérie. En outre, la diaspora algérienne constitue le groupe démographique étranger le plus important en France. Ce groupe, qui s’est établi en Europe depuis la fin du XIXe siècle, a des statuts très variés : un grand nombre d’entre eux possèdent la double nationalité, d’autres ne possèdent que la citoyenneté algérienne, tandis qu’une minorité reste sans papiers.

Malgré leurs statuts sociaux distincts, ils sont tous touchés, par choix ou par les circonstances, par des éléments de nostalgie impériale, des sentiments anti-immigrés, des origines ouvrières, des opinions anti-musulmanes, et des aspects litigieux du genre ou de la sexualité. La “question algérienne” est un cadre essentiel pour les guerres culturelles en France.

Dans le contexte des controverses actuelles sur l’identité et la migration, les Algériens résidant en France sont souvent la cible de l’animosité de la droite plutôt que les bénéficiaires de l’optimisme de la gauche. Cette situation difficile peut être attribuée, en partie, à la position incohérente de la gauche française à l’égard de la diaspora algérienne, qui oscille entre l’acceptation et le scepticisme.

Les opinions paradoxales à l’égard des Algériens en France sont profondément ancrées dans les contradictions qui caractérisent la condition de migrant. Le regretté sociologue Abdelmalek Sayad a exploré l’idée de la “double absence” en ce qui concerne les migrants algériens au cours du siècle dernier, soulignant leur absence à la fois dans leur pays d’origine et dans le pays d’accueil, où ils sont souvent marginalisés.

Ce point de vue négatif dominant s’est heurté à l’opposition des défenseurs de la “double présence”, qui soulignent l’importance croissante des doubles nationaux. Après le triomphe de la France lors de la Coupe du monde de football de 1998, les élites dominantes ont loué le pays comme un modèle de multiculturalisme. L’équipe, dirigée par Zinedine Zidane, qui a grandi dans une famille algérienne, représentait une société de plus en plus multiethnique. Néanmoins, l’enthousiasme suscité par cette réussite ne s’est pas maintenu dans le temps.

Trois semaines après les attentats du 11 septembre, un match de football a eu lieu à Saint-Denis entre la France et l’Algérie. Au cours de cet événement, un nombre important de doubles nationaux ont exprimé leur mécontentement en huant et en sifflant l’hymne national français. Par la suite, certains individus sont entrés sur le terrain, ce qui a entraîné la suspension du match. Des journalistes et des hommes politiques français ont utilisé cet incident pour souligner ce qu’ils percevaient comme l’« échec » du multiculturalisme, en citant l’« hostilité » des Algériens ou des musulmans comme un élément contribuant à cet échec.

La diversité comme champ de bataille

Bruno Retailleau, actuel ministre de l’Intérieur et membre du parti de droite “Les Républicains”, a rapidement identifié son principal sujet de préoccupation dès sa prise de fonction : l’immigration, en particulier celle en provenance d’Algérie. Lors d’une interview réalisée en septembre dernier, il a fait part de ses réserves quant à la viabilité d’une “société multiculturelle”, estimant qu’elle pourrait potentiellement se transformer en une “société multiraciste”, une notion qui résonne avec le discours de l’extrême droite.

Dans un discours prononcé quatre jours plus tôt, Gerald Darmanin, ancien ministre de l’intérieur et actuel ministre de la justice, a fait une remarque frappante : « Il est bien évident que si je m’étais appelé Moussa Darmanin, je n’aurais pas été élu maire et député, et je n’aurais probablement pas été nommé ministre de l’intérieur ». Ce commentaire est une réflexion sur son ascendance algérienne. Son grand-père, Moussa Ouakid, a combattu pour l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale et a maintenu son allégeance à la France au lieu de soutenir la cause algérienne.

Les remarques faites dans le discours ont suscité un vif mécontentement au sein de la diaspora algérienne. Il semble que Gerald Moussa Darmanin, connu pour ses politiques strictes en matière d’immigration et de sécurité au cours de ses quatre années de mandat, n’ait reconnu la présence du racisme en France qu’au moment de son départ.

Par coïncidence, Moussa est également le nom du personnage qui a propulsé Kamel Daoud vers une reconnaissance mondiale avec son roman L’enquête de Meursault. Ce livre, publié pour la première fois par Barzakh à Alger en 2013, réinterprète la célèbre œuvre d’Albert Camus, L’Étranger, d’un point de vue postcolonial, à travers les yeux de Moussa, le frère ou la sœur de « l’Arabe », qui a été tué par Meursault sur la plage.

Le succès remporté par Kamel Daoud a renforcé sa notoriété internationale, ce qui a toutefois entraîné un processus de francisation de droite. Il cesse sa chronique quotidienne dans le journal algérien Le Quotidien d’Oran pour se consacrer à une récente collaboration avec l’hebdomadaire conservateur Le Point. Après avoir traversé diverses controverses et obtenu la nationalité française, l’ambitieux auteur a élu domicile à Paris, où il a poursuivi sa radicalisation à droite, parallèlement au parcours de nombreux intellectuels alignés sur Emmanuel Macron.

En 2017, Emmanuel Macron a été élu président en promettant de dépasser le spectre politique gauche-droite, de reconnaître la colonisation comme un « crime contre l’humanité » et de défendre la diversité. La plupart de ces promesses n’ont pas été tenues, à l’exception de la promotion de la diversité. L’establishment macroniste a en effet soutenu la diversité, mais ce soutien a surtout servi de mécanisme pour appuyer un programme néolibéral qui a sapé la justice sociale et favorisé un climat nationaliste peu accueillant pour les migrations « non désirées ».

Contrairement à Zinedine Zidane, qui représentait une France dynamique et multiculturelle à la fin des années 1990, Kamel Daoud articule l’agressivité des éléments conservateurs et les croyances erronées des libéraux d’aujourd’hui. Ces factions manipulent dangereusement le concept de diversité dans une nation fracturée, où la diaspora algérienne continue d’être injustement désignée comme bouc émissaire, avec la complicité de certains membres de leur propre communauté.

Les guerres culturelles françaises

Les Algériens de France ont plusieurs raisons de ressentir de la colère. L’arrestation de Boualem Sansal, écrivain franco-algérien, à Alger en novembre dernier, à la suite de son interview provocante avec le média français d’extrême droite Frontières, a intensifié un environnement déjà tendu. L’importante campagne en faveur de sa libération, lancée par des intellectuels et des personnalités politiques conservateurs, souligne l’hypocrisie persistante de la France à l’égard de la question algérienne.

Certes, le droit à la liberté doit être préservé pour tous, mais Boualem Sansal n’est pas “l’homme des Lumières” que ses partisans de droite prétendent qu’il est. Ces derniers ne cessent de dénigrer divers groupes – Algériens, musulmans, Arabes, migrants, intellectuels “décoloniaux”, militants “woke”, universitaires “islamo-gauchistes” – sous prétexte de défendre les “valeurs républicaines” et la “civilisation judéo-chrétienne”, les dépeignant comme s’ils représentaient une menace interne pour la nation française.

Divers commentateurs ont récemment fait part de leur point de vue sur ce qu’ils appellent la “fin de la crise” entre l’Algérie et la France. Ces analystes négligent souvent les dynamiques internes françaises qui contribuent aux tensions actuelles et ne reconnaissent pas que la rhétorique hostile à l’Algérie, à ses citoyens et à leurs descendants a été un élément central des guerres culturelles françaises pendant de nombreuses années, de l’époque coloniale à aujourd’hui.

Par conséquent, les événements qui se sont produits ces derniers mois ne sont pas une coïncidence et devraient servir de signal d’avertissement non seulement aux Algériens, mais aussi à tous ceux qui s’engagent à sauvegarder les libertés démocratiques et les droits sociaux. Une partie considérable de l’élite française exprime son racisme sous couvert d’opposition à l'”islamisme” ou de critique du “régime” algérien. En exploitant la peur d’une éventuelle “guerre civile”, ils jettent les bases d’une fragmentation de la société.

Bien que la colère soit un sentiment légitime, il est essentiel d’encourager la résistance en France, en Europe et au-delà. La résignation n’est pas une option.

Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, enseignant, auteur de 6 livres dont “Histoire algérienne de la France” & “Algérie, une autre histoire de l’indépendance”.

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