Identités juives et peuple juif : comment le débat sur les sionismes débouche sur le retour d’une vision réactionnaire de l’identité et du peuple, sous couvert de progressisme, par Fabienne Messica – 19 décembre 2024

Dans le contexte de la guerre actuelle au Moyen-Orient mais aussi, antérieurement, notamment dans les débats sur les sionismes et les anti-sionismes, émergent de nombreuses questions sur l’identité juive au sens individuel et collectif.

Ainsi, dans une vision restrictive de l’identité assiste-t-on de manière récurrente à un déni d’identité juive individuelle pour celles et ceux qui ne sont ni croyants, ni pratiquants. Ce déni ne touche pas toutes les minorités en France mais de façon particulièrement récurrente, il concerne la minorité juive dont l’existence elle-même semble sujette à caution puisque reposant sur une identité jugée, non seulement instable à l’instar de toutes les identités, mais également, invérifiable.

Sur quoi repose ce déni, quelles en sont ses intentions et les conséquences ? Comment interpréter la perception encore présente d’une notion d’identité juive, éternellement interrogée et fréquemment niée ou au contraire essentialisée ou racialisée ? A un moment où l’identité est survalorisée, que nous dit ce déni d’identité pour la judaïté, réduite à son seul caractère religieux dans une optique au demeurant progressiste puisqu’elle dérive naturellement de la délégitimation de la notion de « race » ?

Car si les Juifs ne sont certes pas une race, c’est aussi le cas de tous les autres groupes humains frappés par le racisme. Pour autant, la notion de race reste présente dans les textes internationaux – même si ce fut récemment débattu – car en la supprimant, on supprimerait celle de racisme. Race ne veut donc pas dire race réelle mais construction toujours à l’œuvre. Pour tous les groupes exposés au racisme, on n’admettra donc que si les races n’existent pas, le racisme lui, demeure. On admettra, sans trop chercher à creuser la question, qu’ils ont une identité, au demeurant difficilement qualifiable – ethnique, religieuse, de phototype ? – et on ne leur demandera pas de le prouver.

Car l’identité, c’est une façon de se définir soi-même. Dès l’instant où d’autres la définissent, l’identité devient problématique, elle devient mal nommée. Prenons l’exemple des difficultés que nous rencontrons pour nommer des personnes dont les parents, grands-parents ou arrières grands-parents ont immigré en France, particulièrement de pays du sud et souvent d’anciennes colonies. Nous percevons bien que l’histoire a laissé des traces, qu’il y a une transmission familiale et l’héritage d’une condition sociale à laquelle s’ajoute l’expérience des discriminations. Indéniablement, ceci participe à l’identité des personnes. Mais comment la nommer ? « Arabes », c’est un peu gênant puisqu’ils sont français, « Noirs » les réduirait à un phénotype auquel nous attribuerions une signification identitaire spécifique, « Musulmans » passe un peu mieux mais ils ne le sont pas tous et le terme, comme le mot « juif », est ambigu, il est porteur d’une multiplicité de modes d’exister son identité dont la désignation ne rend nullement compte. « Issus de l’immigration » est pour le moins bizarre car si l’on en est issu, est-ce à dire qu’on en est sortis ou au contraire qu’on est des immigrés de manière héréditaire ? « D’origine » ceci ou cela n’a pas non plus une signification satisfaisante. Si je suis « d’origine juive » par exemple, est-ce à dire que je le suis encore ou que je ne le suis plus ou que je le suis mais seulement de mémoire, de manière « diluée » ?

On le voit, l’identité est si difficile à nommer que nous avons trouvé pour les minorités un terme par la négative, le mot « racisé » qui nous soulage de la difficulté mais dans lequel on peine aujourd’hui à inclure, la minorité juive.

Pour les juifves, la délégitimation des théories pseudo scientifiques des races, associée au déni d’une identité juive qu’on peine à définir opère différemment. On passe du déni d’identité individuelle, à celui du groupe puis à celui du peuple. A partir de là, si des juifs non croyants, non visibles, subissent de l’antisémitisme, c’est de leur faute, c’est parce qu’ils s’affirment comme juifs alors qu’ils ne le sont pas, sauf s’ils pensent la judéité comme une race et alors c’est encore de leur faute car les racistes… ce sont eux. Quant à Israël, ce n’est pas tant sa politique qu’il faut juger (en tous les cas, pas seulement), ce ne sont pas ses actes mais son existence même qui repose sur l’affirmation (juive ou sioniste) d’être un peuple, alors que ce peuple n’existe pas. L’ensemble de ces éléments peut paraître hétéroclite et ils ne se présentent pas forcément comme une suite logique mais plutôt comme une configuration où chaque élément pris individuellement en renforce un autre.

La théorie des juifs, auteurs de leur propre racialisation 

Cette théorie qui procède par ailleurs d’une réduction du phénomène historique de la haine des Juifs, dans ses formes multiples et ses différents contextes, à sa seule dimension « raciale » vise à délégitimer un des arguments des sionismes : celui de représenter, légitimement, la seule issue pour les juifs face à l’antisémitisme. Non seulement elle retourne le stigmate en faisant des Juifs les producteurs de l’antisémitisme mais elle affirme que pour rester juifs, ces derniers ont besoin de la race.

Elle s’appuie sur les écrits de certains auteurs et chercheurs juifs ou encore de certains courants sionistes1 datant de la fin du 19e siècle en négligeant au demeurant le fait que la plupart du temps, il s’agit moins de réflexions sur la race au sens biologique que sur une acception élastique du concept. Surtout, il n’y aucune raison que des scientifiques ou intellectuels juifs ne s’emparent pas d’une question qui est l’une des marques de leur époque. A la différence qu’étant eux-mêmes victimes d’un racisme racial, leurs réflexions sur les races ne débouchent pas sur une hiérarchisation des races et par conséquent, elles ne légitiment aucun racisme mais s’inscrivent dans un débat scientifique caractéristique de l’époque. Il n’en fallait pas plus pourtant pour en faire les instigateurs de la race : c’est l’un des thèmes, très important, d’un ouvrage d’André Pichot2 qui présente les juifs comme “obsédés de pureté raciale”, attribue au thème de l’élection dans la Bible une dimension raciale – quand d’autres exégètes de la Bible considèrent l’élection comme un devoir envers Dieu et les hommes – et qui finit par faire des Juifs les inspirateurs de l’idéologie nazie.

Le déni d’identité s’accompagne ainsi d’une tendance à la nazification du Juif en lui attribuant une vision raciale de son identité. Cette affirmation selon laquelle, en fin de compte, les juifs auraient besoin de la race pour rester juifs ou s’affirmer comme tels s’accompagne d’une forme d’assimilation entre nazisme et sionisme, achevant ainsi un schéma explicatif, littéralement téléologique, qui part de l’élection pour aboutir à la création de l’État-nation israélien.

Ainsi, le déni de judaïté est-il une des faces d’un antisémitisme qui peut tout à la fois relever de l’assignation (quand il s’agit de l’injonction à condamner en tant que juifves les actes du pouvoir israélien ou le sionisme en général) et du refus de reconnaître une identité juive non fondée sur une appartenance religieuse. Dans ce contexte, on peut se demander si les juifves n’incarnent pas, en continuant pour une partie d’entre eux à exister comme non-religieux, une sorte de trouble dans l’identité : une identité affirmée mais non reconnaissable, renvoyant à une intériorité autant qu’à une affirmation mais qu’on ne peut pas prouver. De là à associer à ce juif dans l’intérieur, un éternel double, sioniste, il n’y a qu’un pas fréquemment franchi.

Mais alors est-ce à dire que même après avoir renoncé à l’idée d’une hiérarchie des races, dans le fond, nos sociétés demeurent incapables de penser une identité non raciale en sorte que, si l’on ne dénie à aucune autre minorité son identité – des minorités qu’on pense reconnaissables à leurs traits physiques – c’est que, même si ce n’est pas assumé, on aurait justement conservé dans l’inconscient commun, une représentation de la race comme quelque chose de visible et une reconnaissance de l’identité comme toujours liée à cette représentation?

Ce déni de l’identité individuelle juive qui s’articule à un déni de l’identité collective ne renvoie-t-il pas à la difficulté à penser une possible identité de groupe non institutionnalisée au travers d’instances communautaires, religieuses ou pas, une sorte de conscience d’appartenir à un groupe sans forcément en passer par des médiations familiales ou communautaires ? Ne nous renseigne-t-il pas sur l’incapacité à penser l’identité dans le temps, comme existence et non comme essence, comme conscience, réminiscences, pluralité aussi, bricolage, création ? A ce sujet, il faut observer que la plupart du temps, juif ou juive, noir ou noire par exemple, musulman ou musulmane, se disent comme des adjectifs qualificatifs, des attributs. Personne ne dit (ou rarement) « je suis un juif » ou « je suis un noir » sauf quand on veut lui donner une acception politique3. En revanche, les racistes le disent, justement parce que pour eux ce n’est pas un attribut parmi d’autres mais une définition essentialisante.

Qu’est-ce qu’un peuple ?

Ce déni d’identité individuelle n’est qu’un des pièces d’un déni plus global. Il s’articule au refus de reconnaître une identité juive collective notamment à travers la critique de la notion de « peuple juif », argument anti-sioniste pour l’extrême-droite mais également pour la gauche anti-sioniste.

L’une des réfutations de l’existence d’un peuple juif repose sur la fameuse hypothèse de l’origine khazar des juifs ashkénazes. La référence est à cet égard instructive. D’abord par ses origines puisque le premier à avoir avancé la théorie que les juifs ashkénazes sont les descendants de cette puissante peuplade disparue, c’est le philologue Ernest Renan, par ailleurs violemment antisémite.

Les khazars dont les rois s’étaient convertis au judaïsme en 750 – mais pas les habitants de khazarie – et dont l’empire s’effondre aux alentours du 10e siècle, sont devenus dans les discours antisémites l’archétype des Juifs. La thèse selon laquelle les juifs ashkénazes seraient en fait des Khazars a servi de couverture aux discours les plus radicalement antisémites. On parle des Khazars et non des juifs mais tout le monde sait de « qui » il s’agit.

Introduction : L’instrumentalisation complotiste de l’histoire des Khazars

Publié le vendredi 10 juin 2022. Tristan Mendes France. Émission Antidote. France-inter.

Eh bien historiquement, les Khazars étaient un peuple assez mystérieux installé entre la mer Noire et la mer Caspienne du 6e au 10e siècle, et une version historique largement contestée aujourd’hui identifie les Khazars, comme étant de lointains ancêtres des juifs ashkénazes européens.

Alors pourquoi je vous parle des Khazars maintenant. Eh bien parce qu’une partie de la complosphère mondiale a utilisé, et utilise encore, ce terme pour véhiculer tout un imaginaire antisémite. Et c’est assez fascinant de voir comment l’histoire de ce peuple, qui est peu connue du grand public, a été récupérée par différentes communautés complotistes autour du globe.

Et ça se traduit comment ?

En bien si vous cherchez aujourd’hui ce terme sur les réseaux sociaux ou sur Youtube, vous allez très vite tomber sur des discours expliquant que les Khazars et leurs descendants seraient à l’origine d’une conspiration mondiale visant à exploiter les peuples de la planète. Ils seraient derrière un projet d’instauration d’un supposé nouvel ordre mondial satanique. Et parmi leurs représentants aujourd’hui, il y aurait pêlemêle les Rothschild, Kissinger ou encore Soros.

Mais ce qui est assez déroutant, c’est de voir à quel point l’histoire de ce peuple a pu être instrumentalisée pour des causes qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.

Vous avez des exemples ?

Si ce terme Khazar a surtout été utilisé ces dernières années par la propagande antisémite d’extrême droite, il a pu être invoqué par des militants anti-israéliens dans le cadre du conflit israélo-palestinien, avec l’idée que si les juifs descendent des Khazars, eh bien ils n’ont rien à faire dans la région.

Plus récemment, avec le covid, on a vu apparaitre ce terme dans la bouche d’influenceurs covidosceptiques, pour qui, cette fois-ci, les Khazars chercheraient à profiter de la pandémie pour imposer leur domination.

On a, par exemple, l’ancien sénateur Pozzo di Borgo qui s’en est pris tout récemment dans un tweet devenu viral, à Klaus Schwab, le fondateur du forum de Davos (qui est une cible régulière des covidosceptiques) en insistant sur ses origines supposées khazares.

Enfin, et je termine là-dessus, ce terme est également poussé, encore aujourd’hui, par certains pro-Poutine pour expliquer la guerre en Ukraine.

L’idée cette fois-ci c’est que les Khazars chercheraient à récupérer leur ancien territoire historique situé sur une partie de la Russie, avec l’aide du président ukrainien Zelensky, parce qu’étant d’origine juive, il est présumé être lui-même un khazar.

On a donc avec ce terme, un véritable hold-up historique au service de différents discours complotistes, qui ne sont, au final, rien d’autre qu’une forme d’antisémitisme qui ne dit pas son nom.

Indépendamment des réfutations historiques de cette thèse (qui n’ont pas plus d’intérêt que la thèse elle-même), ce qui interroge, c’est son succès. La thèse en effet signifie que les Juifs d’Europe qui furent les penseurs des sionismes, ne sont pas génétiquement, donc territorialement non plus, des descendants des Hébreux. Elle vise ainsi à remettre en cause l’idée d’un « droit au retour » et d’un lien, fût-il lointain, avec la Palestine. Une telle argumentation venant de progressistes a de quoi surprendre. Qui croit à l’existence de peuples originels ? En quoi la thèse Khazar entraîne-t-elle une modification de l’histoire, à savoir à un moment, l’autodétermination comme peuple d’une partie des juifs ?

Il est vrai que les sionismes sont venus réinterroger les notions de peuple et de nation, en particulier par le lien opéré avec l’histoire d’un enracinement très ancien, mobilisant alors une notion de « retour » sur une terre majoritairement habitée à ce moment-là par d’autres peuples. Que tout ceci procède d’un « narratif » comme tout projet national, que le peuple soit une invention comme tout peuple, nul ne saurait en douter fortement. Mais ce que nous montre la question du sionisme et qui est sans doute universel, c’est que, d’une part, le lien entre terre et peuple n’est pas un lien naturel – dans le cas du sionisme, il s’agit de peupler pour faire peuple, coloniser devenant le moyen de faire peuple et non un objectif en soi – et que d’autre part, concernant les Palestiniens, le peuple demeure même après avoir perdu en partie son ancrage dans la terre, que le peuple est aussi, non seulement une culture bien-sûr, mais aussi, et surtout peut-être, à la fois une construction et une condition partagée réelle. En ce sens, les conditions juives antérieures et palestiniennes actuelles, sans être identiques, s’éclairent-elles réciproquement.

Discuter du fait que le peuple juif serait un « vrai » peuple ou pas, relève de l’absurde car cela suppose que s’opposent aux faux peuples de vrais peuples. Sur quoi reposerait notre définition de vrais peuples ? Sur des racines ethniques, territoriales ? Sur une sorte de durée, de permanence ? Sur la culture ? Si l’on exclut toute définition raciale ou ethnique, il est impossible de ne pas en conclure que tout peuple est une construction historique et sûrement pas quelque chose de déjà là.

Dans ce contexte, refuser aux Juifs la possibilité de s’être construits comme peuple – même si tous les Juifs ne se reconnaissent pas dans ce peuple – relève encore d’un traitement exceptionnel. S’il s’agissait d’argumenter le refus du sionisme, il suffirait de déconstruire l’articulation entre peuple, État et Nation dans une perspective progressiste. Mais nier le droit à l’auto-détermination des Juifs comme peuple et le droit d’un peuple à l’auto-détermination – qui en découle naturellement – c’est, au contraire, proposer une définition réactionnaire du peuple fondée sur l’ethnie ou la race. C’est aussi dénier au peuple ou à la notion de peuple ce qui le détermine en tant que possible émancipation, c’est-à-dire le fait qu’il puisse être une création tournée vers une émancipation. Que le projet sioniste ait atteint ses objectifs d’émancipation ou que les moyens mis en œuvre soient compatibles ou non avec une telle émancipation, est une autre discussion qui porte sur l’histoire réelle et en particulier, sur les conditions de réalisation du projet en question.

En revanche, le déni d’auto-définition de l’identité, qu’elle soit individuelle, de groupe ou de peuple, interroge par son caractère exceptionnel, exclusif, envers les Juifs. Vouloir substituer à la prise en compte d’une certaine complexité, une forme de littéralisme qui voudrait que ce que je nomme, par exemple un peuple, corresponde à un peuple vérifiable scientifiquement donc ethniquement, traduit un rapport au réel et à la vérité, profondément réactionnaire.

A une époque où les progressistes se disent souvent décoloniaux, ils démontrent en fait le contraire. D’une part, la raison n’est pas décolonisée : elle continue à prétendre que ce que je ne comprends pas, ce que je ne conçois pas, n’existe pas et qu’il n’y a pas d’autres accès à la compréhension qu’une raison « objective ». D’autre part, nous assistons à une extraordinaire projection sur des minorités ayant subi et subissant encore le racisme de la production même du racisme, de l’antisémitisme et du colonialisme et de son expérience historique avec pour conséquence de renforcer une concurrence des mémoires, funeste aux luttes qui devraient rassembler.

1 Jérôme Mancassola (2018). La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943). Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 50-2 | 2018, pp. 429-440.

2 Voir à ce sujet Vincent Vilmain (2017). Les Juifs de France face à l’idée de « race » (1840-1940). Introduction. Archives Juives 2017/2 Vol. 50, pp. 4-13

3 NDLR : Par contre on dit : je suis un homme ou je suis une femme, ce qui déplace un peu l’identité concernant le genre.

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