Maxime Rodinson ou les leçons d’un « marginal » de génie, par Nedjib Sidi Moussa – 29 août 2024

Entre Islam et Occident

Maxime Rodinson (1915-2004), l’un des plus grands intellectuels de la gauche française nous a quittés, voilà tout juste vingt ans, sans que cela ne suscite d’initiatives particulières dans une époque – anti-historique – pourtant saturée de commémorations artificielles. Ce qui en dit long sur l’état de l’intelligentsia, de la gauche et de la France. L’effacement de son souvenir, comparativement à certains de ses contemporains, idolâtrés de nos jours, s’explique peut-être par ce passage qui figure dans l’avant-propos de ses mémoires inachevées, Souvenirs d’un marginal (Fayard, 2005). Dans ce livre publié à titre posthume, ce franc-tireur, qui a marqué la seconde moitié du siècle dernier, tant par ses interventions (stimulantes) que ses écrits (prolifiques), révèle la clé de son indépendance d’esprit, une qualité devenue si rare :

« je n’ai jamais non plus pleinement, totalement adhéré à un univers social ou mental bien clos. J’ai toujours eu, au moins, un zeste de réserve, de scepticisme, de volonté profonde de me garder un domaine réservé, hors d’atteinte de mon engagement fondamental. »

Si cet orientaliste polyglotte n’a pas fait école, il n’en a pas moins marqué quelques esprits de son temps – « il était le plus grand érudit que j’aie jamais rencontré » selon l’historien Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) –, ainsi que l’atteste la liste des contributeurs à l’ouvrage du chercheur Sébastien Boussois qui lui a rendu hommage, quatre ans après sa disparition – Maxime Rodinson. Un intellectuel du XXe siècle (Riveneuve, 2008) –, à savoir Samir Amin (1931-2018), Alain Gresh, Gilles Kepel, Mohammed Harbi, Farouk Mardam-Bey, etc. Le respect exprimé par ces personnalités aussi diverses s’explique par la profondeur et la richesse de sa pensée, élaborée sur plusieurs décennies d’une vie faite de rencontres, de voyages et de combats qui commence dans le Paris populaire du XIIIe arrondissement (quartier des Gobelins), comme il le raconte dans son livre d’entretiens avec l’écrivain Gérard D. Khoury (1938-2017), Entre Islam et Occident (Les Belles lettres, 1998) :

« Si je songe à mes origines, je me vois petit garçon dans une famille d’origine juive de Pologne et de Lituanie, de Russie blanche, maintenant Biélorussie. Je suis fils d’immigrés. Mon père appartenait à la catégorie des « entrepreneurs », comme on disait dans ce métier-là tout en étant pratiquement un ouvrier. »

Coursier, bibliothécaire puis enseignant, cet autodidacte brillant devient, en 1955, titulaire de la chaire d’éthiopien et de sud-arabique à l’École pratique des hautes études où il achève sa carrière universitaire en 1983. Au plan politique, Maxime Rodinson adhère au Parti communiste français (PCF) en 1937 dont il devient militant actif dix ans plus tard, à son retour du Proche-Orient où il traverse la Seconde Guerre mondiale, avant d’en être exclu en 1958.

Cette période stalinienne lui permet toutefois de publier ses premiers textes, parallèlement à ses innombrables contributions destinées aux revues scientifiques, dans des titres contrôlés par le PCF comme La Pensée où il commence par recenser, dans l’édition de septembre-octobre 1948, l’organe clandestin du Parti communiste irakien intitulé al Qaïda. Dans La Nouvelle Critique (septembre-octobre 1951), il polémique avec Otto Maschl alias Lucien Laurat (1898-1973). Le 9 novembre 1951, il stigmatise, dans Droit et liberté, l’impérialisme occidental au Moyen-Orient. Pour Les Lettres françaises (20 août 1953), il livre une étude sur « le théâtre d’ombres oriental », avant de dénoncer, en novembre 1953, le « Coup de force américain en Iran », dans les colonnes de Démocratie nouvelle.

Si l’on reconnaît la culture, le style, les thèmes de prédilection voire l’appétence pour la controverse de Maxime Rodinson, ceux-ci sont bridés par la discipline militante et entravés par le dogmatisme stalinien, au plus fort de la Guerre froide. Au cours de la révolution algérienne, il exprime son engagement anticolonialiste, en dénonçant « un certain racisme dirigé contre les Nord-Africains » (La Nouvelle Critique, juin 1955) et en signant des pétitions en faveur de négociations (Nouvelle Gauche, 27 mai 1956) ou pour la libération d’Alban Liechti en 1957.

Mais il faudra attendre que l’intellectuel affirme sa pleine autonomie et s’affranchisse de la tutelle partisane – comme tant d’autres de ses contemporains séduits par le totalitarisme soviétique – pour donner le meilleur de lui-même, qu’il s’agisse de la compréhension du monde musulman, du conflit israélo-palestinien ou de l’affirmation d’une pensée critique. Au cours de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, Maxime Rodinson signe en 1960 la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » ou « Manifeste des 121 ». Par la suite, il rédige deux articles pour la revue anticolonialiste Vérité-Liberté : « Maghreb et nationalisme arabe » (janvier-février 1961) et « Le conflit judéo-arabe » (février-mars 1962) qui critique l’ouvrage d’Abdel Razak Abdel Kader (1914-1998), Le conflit judéo-arabe (François Maspero, 1961). Il contribue également au journal dirigé par un exclu du PCF, Gérard Spitzer (1927-1996), La Voie communiste, qui publie son article « Révolution algérienne et unité maghrébine » (juin-juillet 1961) dans lequel il envisage les tensions à venir dans le pays libéré :

« Si se développait une lutte de classes ou de tendances, il est vraisemblable que la tendance réactionnaire trouverait commode de se saisir du drapeau de l’Islam pour masquer ses vrais buts et mystifier les masses. La tendance progressive aurait alors le choix entre une autre interprétation de l’Islam et une orientation délibérément laïque. »

*

L’intérêt de Maxime Rodinson pour le monde musulman ne s’est jamais démenti, au moins depuis son expérience de bibliothécaire à l’Institut des études islamiques, à la veille du deuxième conflit mondial, et se concrétisera, une décennie plus tard, par ses premières contributions substantielles, parues dans des revues savantes ou militantes, puis par son quintyptique qui constitue une œuvre considérable : Mahomet (Club français du livre, 1961) ; Islam et capitalisme (Le Seuil, 1966) ; Marxisme et monde musulman (Le Seuil, 1972) ; La fascination de l’islam (François Maspero, 1980) ; L’Islam : politique et croyance (Fayard, 1993).

Mahomet

En 1951, Maxime Rodinson publie, dans la Revue de l’histoire des religions, l’article « Dante et l’Islam d’après des travaux récents » puis, l’année suivante, une étude sur « La pensée d’Avicenne » pour La Pensée. Cependant, ainsi qu’il le confie à Gérard D. Khoury, c’est la lecture de l’islamologue Georges-Henri Bousquet (1900-1978), en l’occurrence l’article « Une explication marxiste de l’Islam par un ecclésiastique épiscopalien », paru en 1954 dans Hespéris, qui l’amène à se pencher sur la vie du prophète de l’islam. En 1957, il publie dans la revue Diogène une contribution substantielle, sous le titre « La vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l’Islam ». Il préface ensuite la traduction du livre de l’historien William Montgomery Watt (1909-2006), Mahomet à La Mecque (Payot, 1958) – Muhammad at Mecca (Oxford University Press, 1953) –, avant d’achever la rédaction, en quatre mois, des 320 pages d’une biographie suggérée par le sinologue Jean Chesneaux (1922-2007).

Dans la Revue de l’histoire des religions, l’islamologue Georges Vajda (1908-1981) vante, en 1962, les qualités du Mahomet de Maxime Rodinson, « malgré son attitude négative à l’égard de toute religion et nonobstant sa pensée fondamentalement marxiste (marxisme d’un intellectuel visiblement déçu par l’opportunisme du tout-puissant Parti) ». En effet, si l’orientaliste a rompu avec le PCF, il reste néanmoins attaché au matérialisme, comme le précise son introduction : « j’ai pourtant la conviction qu’un athée, pourvu qu’il en prenne la peine, qu’il laisse de côté tout mépris, tout pharisaïsme, tout sentiment de supériorité, peut comprendre une conscience religieuse ». Ce qu’il ne manque pas de faire, par exemple, en rendant compte des conditions sociologiques et des dispositions psychologiques qui favorisent la « naissance d’une secte ». De façon plus subtile, la réflexion de l’auteur s’ancre résolument dans les débats de son temps. Après tout, le titre du chapitre V, « Le prophète armé », peut être lu comme une référence transparente à la biographie du journaliste Isaac Deutscher (1907-1967), The Prophet Armed: Trotsky 1879-1921 (Oxford University Press, 1954). Enfin, sa conclusion invite à cerner d’autres enjeux du XXe siècle :

« Carlyle place parmi les héros de l’humanité cette grande âme en laquelle il reconnaît quelque chose de divin. Puis les savants viennent, vont aux sources, reconstruisent sa biographie d’après les historiens arabes de plus en plus profondément scrutés. A la fin du XIXe siècle, l’arabisant Hubert Grimme voit en lui un socialiste qui a imposé une réforme fiscale et sociale à l’aide d’une « mythologie », très réduite d’ailleurs, délibérément inventée pour effrayer les riches et emporter leur adhésion. Tandis que la plupart des orientalistes essayent de nuancer leur jugement et mettent au premier plan sa ferveur religieuse, haineusement le jésuite belge Henri Lammens, grand connaisseur des sources, nie encore sa sincérité. Les savants soviétiques discutent s’il fut réactionnaire ou progressiste. Les nationalistes, les socialistes, les communistes même des pays musulmans s’en réclament comme d’un précurseur. »

À l’heure de la décolonisation des pays subjugués par l’impérialisme européen, les spéculations sur la compatibilité entre l’islam et le socialisme – voire sur les fondements historiques du « socialisme islamique », notion forgée dès 1949 par le Frère musulman égyptien Muhammad al-Ghazali (1917-1996) – vont bon train, dans les milieux progressistes et réactionnaires. C’est dans cette conjoncture que le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella (1916-2012), déclare, le 5 juillet 1964 :

« notre socialisme est issu de l’Islam ; (…) nous ne sommes pas des communistes, nous sommes des Arabes et des musulmans dignes de l’action musulmane socialiste et qui appliquons généreusement les préceptes du Coran dans toute leur plénitude. »

Islam et capitalisme

L’idée du second volet de son polyptyque revient au journaliste Jean Lacouture (1921-2015). En mars 1965, soit quelques semaines avant le coup d’État, Maxime Rodinson en expose la substance à l’occasion d’un cours donné à la Faculté des lettres d’Alger. L’ouvrage, paru quelques mois plus tard à Paris sous le titre Islam et capitalisme, s’adresse aux lecteurs musulmans ou européens, tout en conciliant ambition théorique et dimension polémique.

Dans son avant-propos, l’auteur formule plusieurs avertissements, en se démarquant, non sans ironie, de l’engouement tiers-mondiste et de la culpabilité dont se nourrit cette vague : « Je n’ai pas la mystique du Tiers Monde si répandue dans la gauche actuelle et je ne me frappe pas tous les jours la poitrine en me désespérant de n’être pas né dans quelque Congo. » Si l’islamologue assume s’être attaqué à « des mythes très courants dans le public musulman », il anticipe déjà les accusations « d’arrière-pensées venimeuses de type raciste ou colonialiste », ce dont il se défend par avance en faisant valoir son pedigree politique, d’autant que « cet essai se veut et se déclare d’orientation marxiste ». À cet égard, il précise encore, en tant qu’excommunié, ne se rattacher ni au « marxisme institutionnel », ni au « marxisme pragmatiste » et encore moins au « marxisme philosophique à la mode » : il déclare plutôt sa fidélité aux « valeurs universalistes déjà mises en avant par l’idéologie libérale-humanitaire (…) du XVIIIe siècle » et à celles de Karl Marx.

À l’appui de ce corpus et en guise de perspectives, Maxime Rodinson réfute donc l’idée qui consiste à voir « dans la religion musulmane un facteur de nature à mobiliser les masses pour la construction économique, particulièrement alors que celle-ci se révèle nécessairement révolutionnaire, destructrice des structures établies ». Il s’oppose nommément à l’ancien ministre algérien Amar Ouzegane (1910-1981), pour lequel seul l’Islam permet de mobiliser les couches défavorisées, notamment les paysans pauvres attachés à la religion, dans la voie du progrès et par conséquent du socialisme. Plus encore, le savant prévient : « Il est clair dès maintenant que les couches dirigeantes utiliseront l’Islam pour sacraliser leur attitude conservatrice. » S’il s’inquiète de la monopolisation de la religion musulmane « par les éléments en fait réactionnaires », l’orientaliste espère toutefois l’avènement d’un aggiornamento conduit par les croyants eux-mêmes « pour lutter contre les interprétations réactionnaires de l’Islam drapés dans les plis du drapeau de la religion, de la tradition et de la morale traditionnelle. » Cependant, Maxime Rodinson demeure convaincu que « l’idéologie marxiste, malgré ses déviations, s’est révélée le type le plus achevé dans le monde moderne d’idéologie mobilisatrice laïque du progrès. » C’est bien dans cette optique séculariste – et potentiellement anticléricale – qu’il faut appréhender ce passage de la conclusion, souvent cité mais rarement compris dans sa juste mesure : « Quoi qu’il en soit, avec ou sans l’Islam, avec ou sans tendance progressiste de l’Islam, l’avenir du monde musulman est à longue échéance un avenir de luttes. » Son livre de 302 pages, qui reçoit le prix Isaac Deutscher, est recensé dans Le Monde diplomatique, en mai 1966. Le compte-rendu, signé « R. G. » – s’agit-il de son ancien camarade Roger Garaudy (1913-2012) ? –, exprime un certain scepticisme à l’égard des thèses développées par l’orientaliste sans verser dans l’hostilité ouverte.

Marxisme et monde musulman

Quelques semaines avant la parution du troisième volet de son pentaptyque, El Moudjahid, quotidien francophone de la dictature algérienne, publie dans son édition du 1er décembre 1971 un article à charge de l’étudiant Nourredine Boukrouh, disciple de l’islamo-conservateur Malek Bennabi (1905-1975), intitulé « Un livre… à ne pas lire ». Maxime Rodinson évoque cette péripétie dans Marxisme et monde musulman, sans toutefois nommer celui qu’il qualifiera d’ « obscurantiste algérien ». Rien de nouveau sous le soleil… En effet, suite à la conférence donnée le 1er avril 1965 dans la salle Ibn Khaldun d’Alger – et qui donnera l’article « La révolution économique moderne et l’Islam » paru dans Partisans (décembre 1965 et janvier 1966) – l’orateur, renvoyé à son athéisme, sera accusé par un « publiciste intégriste musulman » d’avoir manqué « de respect envers l’Islam ».

La préface de l’ouvrage, essentiellement autobiographique, lui permet d’exposer son rapport au monde musulman, analysé à travers le prisme du marxisme, et dont il fait remonter l’intérêt premier à la fréquentation, dès 1934, de ceux qu’il désigne à travers l’expression de « Musulmans sociologiques » définis de la sorte : « des hommes insérés par leurs origines dans la communauté musulmane, quelles que soient leurs opinions sur les dogmes de l’Islam ». À la lumière de son expérience, l’auteur soulève un paradoxe : si les « gens du Tiers Monde » ont tendance à dénoncer le « paternalisme » occidental, ceux-ci ne peuvent toutefois pas s’empêcher de se tourner « vers les marxistes d’Europe (…) pour leur demander le secret de leur avenir ». Cependant, l’ancien stalinien, qui affirme sa solidarité avec les peuples musulmans et arabes, tient à préciser ses intentions :

« Toute la sympathie que j’ai pour eux, tout le soutien que j’apporte à leurs revendications légitimes ne débouchent pas sur une approbation sans critique de toutes leurs démarches, sur un amour total et inconditionnel du genre de celui que je vois fleurir chez pas mal d’arabophiles sentimentaux. »

L’intellectuel souhaite conserver sa liberté de penser, qu’il s’agisse de l’Orient ou de l’Occident – à rebours de ce qu’il appelle le « syndrome de Lawrence » –, même si cette attitude doit susciter des calomnies en raison de son « ascendance juive ». Mais cet ouvrage de 700 pages se présente d’abord comme le recueil d’une vingtaine de textes parus entre 1958 – avec l’article, paru dans Les Cahiers internationaux, qui a provoqué son exclusion du PCF – et 1971, dans des revues savantes ou militantes (Cahiers internationaux de sociologie, Les Cahiers rationalistes, Partisans, Les Temps modernes, Trois Continents, Vérité-Liberté, Voies nouvelles) ainsi que des journaux (Le Monde et Le Monde diplomatique).

Seule la longue introduction est inédite. Elle répond, en partie, à l’interpellation d’un militant égyptien, à la suite d’une conférence donnée au Caire le 28 décembre 1969, sur les contours du « marxisme indépendant » dont il se réclame alors. Cette orientation se caractérise, selon lui, par « une activité engagée dans les problèmes politico-sociaux », qui plus est « optimiste et novatrice par rapport à la société humaine », mais également « rationaliste » ; il s’agit encore de se sentir « un devoir d’intervenir dans le sens d’une amélioration de la condition humaine ». S’il reconnaît « l’importance primordiale » de la production et de la reproduction de la société, l’attitude du « marxiste indépendant » repose enfin sur un double refus : celui, sur le plan des idées, de se laisser enfermer « dans une des synthèses idéologiques totalitaires qui prétendent chacune être le « vrai » marxisme » et celui, sur le plan de l’action, « d’être intégré dans un groupe marxiste organisé ».

Ce faisant, il réaffirme sa différence avec Roger Garaudy dont il s’était déjà démarqué, en 1965, afin de rappeler le « devoir d’attirer l’attention sur l’usage mystificateur et intéressé » de thèmes comme « l’intérêt général, l’union nationale, le respect des traditions, les menaces dénoncées contre ces traditions et la foi religieuse ». En 1969, l’orientaliste succède au philosophe pour prendre la parole dans la salle de conférences du journal cairote Al-Ahram. Si les intellectuels sont tous deux préoccupés par les « relations entre le mouvement marxiste et les mouvements religieux », Maxime Rodinson précise dans sa communication leur divergence aussi bien stratégique que théorique :

« Garaudy est un homme d’organisation, engagé dans des mouvements militants. Il pense avant tout à l’alliance de deux mouvements idéologiques organisés, de deux organisations, de deux Églises. C’est une perspective. Je me bornerai à faire remarquer qu’une alliance de ce type est forcément alourdie par la pesanteur sociologique des deux organisations. Sous cette pesée, l’élan initial de l’un et de l’autre a bien du mal à suivre. »

Ainsi, dans la section intitulée « Problématique de l’étude des rapports entre Islam et communisme », l’orientaliste met en exergue les dangers et difficultés de la « politique de la main tendue », à savoir l’alliance avec les catholiques promue par les communistes – à l’instar du dirigeant PCF Maurice Thorez (1900-1964) et de Roger Garaudy –, dans la mesure où une telle orientation peut avoir plusieurs conséquences néfastes : le syncrétisme, la tentation « de passer de l’autre côté » et la désorientation des « masses non totalement engagées ».

Les notes introductives qui précédent cette étude fourmillent d’indications subtiles et de mises au point rétrospectives. C’est par exemple le cas du rappel concernant le vocable « nationalitaire », que Maxime Rodinson emploie pour la première fois dans son article intitulé « Sur la théorie marxiste de la nation », paru en mai 1958 dans Voies Nouvelles, et sur lequel il revient dix ans plus tard avec son texte « Le marxisme et la nation », publié dans L’Homme et la société, qui reprend un exposé pour le séminaire d’Anouar Abdel-Malek (1924-2012). L’islamologue rappelle en note avoir repris cette notion à l’ethnologue Arnold van Gennep (1873-1957) – Traité comparatif des nationalités (Payot, 1922) – qui l’avait lui-même empruntée à l’essayiste René Johannet – Le Principe des nationalités (Nouvelle librairie nationale, 1918). Chez l’orientaliste français, ce substantif désigne « toutes les formations globales dépassant le niveau des clans et des tribus, dont celles qu’on appelle souvent « ethnies » et que les Russes appellent narodnost ». En revanche, pour le sociologue égyptien établi en France depuis 1959, auteur de plusieurs ouvrages mêlant marxisme et panarabisme – La Pensée politique arabe contemporaine (Le Seuil, 1970) –, ce terme revêt une autre signification, résolument positive. Il s’agit plutôt du « mouvement qui, dans le Tiers Monde (…) mène les peuples à lutter pour l’indépendance complète à l’égard de l’hégémonie européenne (…) et à construire des nations nouvelles, autonomes dans leurs décisions, puissantes économiquement et politiquement. » S’il en comprend l’intérêt, l’auteur de Marxisme et monde musulman reproche à Anouar Abdel-Malek l’intérêt idéologique, en cette période de tiers-mondisme triomphant, pour l’usage du mot « nationalitaire » afin d’échapper « aux connotations défavorables qui accompagnent le terme de « nationalisme » en Europe ». Maxime Rodinson reproche finalement à ce concept « d’aider les mouvements nationalistes en cours dans ces zones du globe à avoir une bonne conscience sans faille, un visage d’innocence à jamais inaltérable et pour tout dire inhumaine, en vérité de les sacraliser ».

Cet ouvrage de référence, qui reflète le parcours intellectuel et politique d’un des meilleurs connaisseurs du monde musulman au sein de la gauche française, est favorablement reçu par deux vétérans de l’anticolonialisme. En novembre 1972, Gérard Chaliand le présente comme « une passionnante analyse critique » dans Le Monde diplomatique, tandis que Pierre Vidal-Naquet le décrit comme un « livre majeur » dans Le Monde du 15 janvier 1973.

La Fascination de l’Islam

L’avant-dernier volet de cette série d’ouvrages consacrée à l’étude historique et sociologique du monde musulman semble plus modeste. En 1980, Maxime Rodinson regroupe pour la « Petite collection » de François Maspero (1932-2015) deux contributions scientifiques. La première, rédigée initialement en 1968, est une commande pour un ouvrage collectif portant sur « le legs de la civilisation islamique à la culture universelle » – Joseph Schacht & C.E. Bosworth (ed.), The Legacy of Islam (Oxford University Press, 1974). La seconde est le texte d’une conférence faite à Leiden, en 1976, sur « Les études arabes et islamiques en Europe ».

Dans sa courte introduction, l’auteur décrit brièvement ce qui le rapproche et le sépare des travaux de William Montgomery Watt – « L’influence de l’Islam sur l’Europe médiévale », Revue des études islamiques, 1972 –, du théologien Youakim Moubarac (1924-1995) – Recherches sur la pensée chrétienne et l’Islam dans les temps modernes et à l’époque contemporaine (Publications de l’Université libanaise, 1977) – et de l’historien Hichem Djaït (1935-2021) – L’Europe et l’Islam (Le Seuil, 1978). En revanche, il consacre plusieurs paragraphes très denses au livre d’Edward W. Said (1935-2003), L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Le Seuil, 1980) – Orientalism (Pantheon Books, 1978). Maxime Rodinson recommande la lecture de cet ouvrage qui « a eu un large succès dans le monde anglo-saxon » et provoqué l’équivalent d’un « traumatisme » chez les orientalistes. S’il reconnaît la pertinence du professeur de littérature qui a « contribué à définir mieux l’idéologie de l’orientalisme européen », il s’inquiète toutefois que sa théorie, « poussée à l’extrême », n’aboutisse à une forme de jdanovisme ou à l’apparition, chez les intellectuels du Tiers Monde, d’épigones de l’agronome Trofim Lyssenko (1898-1976) :

« Quelle que soit l’importance des déviations entraînées par la situation coloniale dans le choix des données et dans le raisonnement, quelle que soit la nécessité de les combattre, quelle que soit l’importance de l’entrée en scène du jugement des colonisés ou ex-colonisés compétents, utilisant leur sensibilité normale à ces déviations, il est indispensable de ne pas se laisser aller à un dérapage vers la doctrine en question, celle des deux sciences. »

À l’occasion de la réédition de La Fascination de l’Islam, pour la collection « Armillaire » de La Découverte, en 1989, le livre s’enrichit d’une troisième étude qui a servi pour un exposé, lors d’un colloque tenu cinq ans plus tôt au Caire : Le seigneur bourguignon et l’esclave sarrasin, qui analyse la tragédie d’Alexandre Dumas (1802-1870), Charles VII chez ses grands vassaux, jouée pour la première fois en 1831. L’ensemble est agrémenté d’un nouveau texte introductif marqué par le retentissement de la révolution iranienne de 1979 qui « a pesé très lourdement sur la perception de l’Islam dans la masse du public au-dehors du monde musulman ».

L’événement lui donne l’occasion de formuler plusieurs mises au point. Il rechigne, par exemple, à employer le terme « islamisme » qui « offre un danger de confusion avec la dénomination de la religion en elle-même », sans toutefois s’opposer à l’examen scientifique de l’intégrisme musulman. Plus encore, il renvoie dos-à-dos les positions qui s’affrontent sur ce terrain : « La critique vigoureuse des dénigrements et des attaques injustifiées ne devrait pas impliquer – rationnellement parlant – l’admiration totale et perpétuelle pour tout ce qui ressortit à l’univers islamique. » De la même façon, « les injures envers le Prophète de l’islam » ne relèvent pas du « racisme » ; ce glissement illustre plutôt « la nationalisation de la vérité » – voire son effacement – à une époque où, comme dans un Liban déchiré par la guerre civile, « on se tue réciproquement pour une foi dont on ignore très souvent les doctrines ».

La Fascination de l’Islam s’achève sur onze thèses à travers lesquelles Maxime Rodinson met en garde contre les biais qui minent la recherche scientifique (spécialisation, conservatisme, conformisme, essentialisme, etc.), de surcroît dans une perspective critique. Le neuvième point revient sur un avertissement déjà formulé en introduction face à certaines remises en cause, en provenance du Tiers Monde, des biais de l’orientalisme savant :

« Le recours n’est pas non plus dans l’idéologie nationaliste des dépendants, des ex-colonisés. Cela, si réel que puissent être leurs griefs, si pertinente que soit leur critique, si nécessaire qu’il soit de la prendre en compte. Mais leur critique est le plus souvent sommaire. Une critique qui en reste au stade nationaliste tend en général à remplacer l’apologétique d’une nation, d’un groupe de nations par celle d’une autre nation ou d’un autre groupe. Cela ne mène pas loin du point de vue scientifique. Les effets obtenus par la terreur intellectuelle et le suivisme militant servent plus souvent la cause des intellectuels et des bureaucrates du tiers monde, couche privilégiée, que celle des masses dont ils se font les porte-parole. »

Si la première édition avait déjà été saluée, en octobre 1980, dans Le Monde diplomatique par l’anticolonialiste Maurice Maschino (1931-2021), la seconde sera notamment recensé, en 1990, dans La Revue d’études palestiniennes par la sociologue Sonia Dayan-Herzbrun qui y voit un modèle pour « quiconque veut échapper aux tabous du tribalisme, et reconquérir, autant que faire se peut, sa liberté de pensée et son esprit critique ». Les répercussions de la condamnation à mort de l’écrivain Salman Rushdie – qui constitue la toile de fond de son entretien accordé à l’historien Robert Bonnaud (1929-2013) et au sociologue Michel Wieviorka pour La Quinzaine littéraire en août 1989 – ainsi que la guerre civile en Algérie vont mettre en relief la pertinence des observations de Maxime Rodinson auprès d’un lectorat plus large avec sa publication au format de poche en 1993.

L’Islam : politique et croyance

Le cinquième et dernier opus de cet ensemble regroupe une dizaine de textes rédigés entre 1967 et 1991, parus dans des revues (Géopolitique, Raison présente), des journaux (Le Monde, Le Nouvel Observateur, Rinascita) ou des ouvrages scientifiques. Dès l’avant-propos, Maxime Rodinson s’autorise une mise au point dans son rapport à l’objet de ce volume de 330 pages :

« je me refuse à considérer l’Islam comme une totalité conceptuelle, un système d’idées, de pratiques, de choix de vie qui serait à la racine, qui serait la racine ou le noyau de tous les comportements publics et privés du monde qui fait profession d’adhérer à cette religion. »

C’est d’ailleurs pourquoi il préfère parler des musulmans plutôt que de l’Islam. Mais le texte sert également à clarifier son lien avec le marxisme, plus d’un an après la dislocation de l’Union soviétique. S’il se range du côté du sociologue Raymond Aron (1905-1983) – Marxismes imaginaires (Gallimard, 1970) – afin de flétrir l’idéalisme du philosophe Louis Althusser (1918-1990), c’est pour mieux souligner son éloignement avec la doctrine à laquelle il était resté fidèle plusieurs décennies durant. En effet, du haut de ses 78 ans, l’auteur laisse de côté « la philosophie marxiste » pour préférer sa dimension sociologique mais surtout son « orientation éthique », à savoir l’humanisme, tout comme l’opposition au nationalisme. Au plan théorique, Maxime Rodinson revendique désormais l’influence des sociologues Max Weber (1864-1920), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Plon, 1964) – Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus (1904-1905) – et Vilfredo Pareto (1848-1923).

À l’instar du dispositif mis en œuvre dans Marxisme et monde musulman, l’islamologue fait précéder chaque chapitre d’une note explicative afin de mettre en perspective l’article repris, d’une façon très succincte, à deux exceptions près. En effet, pour le chapitre X – reproduction d’un article publié en trois parties dans Le Monde, entre les 6 et 8 décembre 1978, sous le titre « La résurgence de l’Islam » –, l’auteur rédige un développement plus conséquent. Commandé le 15 août par le journaliste André Fontaine (1921-2013), le texte est l’aboutissement de plusieurs mois de travail qui accompagne « la montée de la vague révolutionnaire en Iran ». La gauche européenne et les intellectuels parisiens exprimaient alors « une disposition à l’enthousiasme qui restait embarrassée et hésitante ». Sauf que les doutes à l’égard du rôle joué par les clercs musulmans dans cette dynamique seront assez vite balayés chez certains :

« le sentiment de culpabilité collective pour les crimes passés du monde européen et pour les misères présentes du tiers-monde, au lieu de déboucher sur une pression pour des actes concrets et utiles, amenait, de façon bien plus commode, à de vibrantes apologies des proclamations et pratiques les plus contestables des leaders de ces derniers pays. »

En toute logique, l’article de Maxime Rodinson a été mal reçu par ces idéalistes qui y ont vu, au mieux, l’expression d’un « pessimisme suspect » ou une tentative de « saboter la solidarité » à l’endroit du mouvement contestataire. D’aucuns y auraient décelé des « traces de racisme » voire une « complicité objective » avec l’impérialisme… De fait, si l’orientaliste n’a pas caché, dans sa brillante contribution, son scepticisme quant à l’émergence d’un « Islam de gauche », il se montre en revanche prémonitoire sur un aspect : « Il y a encore de beaux jours pour l’intégrisme musulman. Pour ses récupérations et ses contestations aussi. »

La deuxième mise au point – la plus importante – concerne le chapitre XII qui reproduit son article intitulé « Khomeyni et la “primauté du spirituel” », paru le 19 février 1979 dans Le Nouvel Observateur dirigé par l’ancien anticolonialiste Jean Daniel (1920-2020). L’auteur consacre vingt pages pour expliciter ses divergences de vues avec Michel Foucault (1926-1984) qui « avait investi dans la Révolution iranienne des espoirs démesurés », autorisés par « les grandes insuffisances de sa connaissance de l’histoire de l’Islam ». Il y revient sur la « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan », publiée le 14 avril 1979 dans Le Nouvel Observateur, et à travers laquelle le philosophe tente d’infléchir la position du Premier ministre nommé par l’ayatollah Rouhollah Khomeiny (1902-1989), adressant au passage une pique à l’orientaliste :

« Vous disiez aussi que l’islam (…) était capable d’affronter, sur ce point des droits, le redoutable pari que le socialisme n’avait pas mieux tenu (…) que le capitalisme. « Impossible », disent aujourd’hui certains, qui estiment en savoir long sur les sociétés islamiques ou sur la nature de toute religion. Je serai beaucoup plus modeste qu’eux, ne voyant pas au nom de quelle universalité on empêcherait les musulmans de chercher leur avenir dans un islam dont ils auront à former, de leurs mains, le visage nouveau. Dans l’expression « gouvernement islamique », pourquoi jeter d’emblée la suspicion sur l’adjectif « islamique » ? Le mot « gouvernement » suffit, à lui seul, à éveiller la vigilance. »

L’islamologue répondra que cette suspicion vaut pour « tout adjectif dénotant le rattachement à quelque doctrine idéale que ce soit, religieuse ou laïque », avant d’ajouter que « si rien ne permettait de penser que l’adjectif « islamique » avait moins de valeur libératrice qu’un autre, rien ne démontrait non plus qu’il en avait plus ». L’athée convaincu trouve « plus de lucidité chez les chansonniers que chez les philosophes », citant Eugène Pottier (1816-1887) en guise de conclusion : « Il n’est pas de sauveurs suprêmes. Ni Dieu ni César ni tribun ».

Dans son compte-rendu paru en 1993 dans Politique étrangère, Khattar Abou Diab présente cet ouvrage comme « un guide indispensable pour l’islam d’aujourd’hui ». De son côté, le sociologue Rudolf El-Kareh écrit dans La Revue d’études palestiniennes :

« Lorsque l’excitation stérile et les modes éditoriales mercantiles s’essouffleront, on découvrira enfin que la méthode de Maxime Rodinson, enrichie par l’ouverture permanente de sa pensée dans le champ de la sociologie comparative, demeure aujourd’hui un instrument indispensable de compréhension du monde arabe et des « mondes » musulmans. »

*

Le conflit israélo-palestinien représente incontestablement le deuxième axe central qui structure la pensée et l’action de Maxime Rodinson sur le long terme. Cette fidélité, inséparable de la démarche mise en œuvre pour son étude du monde musulman, se matérialise par la publication d’innombrables articles sur les différents aspects de la question mais aussi par un ensemble de quatre ouvrages : Israël et le refus arabe. 75 ans d’histoire (Le Seuil, 1968) ; Les Palestiniens et la crise israélo-arabe (Éditions sociales, 1974) ; Les Arabes (PUF, 1979) ; Peuple juif ou problème juif ? (François Maspero, 1981).

« Sionisme et socialisme »

Sans doute faut-il rappeler son intérêt précoce pour « La question nationale et coloniale », titre d’une chronique sociologique parue en novembre 1950 dans La Pensée. L’orientaliste, encore membre du PCF, y fait l’éloge de l’ouvrage de Joseph Staline (1879-1953), Le marxisme et la question nationale et coloniale (Éditions sociales, 1949) – Marksizm i natsional’no-kolonial’nyi vopros (Partizdat, 1934).

Le procès de l’ex-secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque Rudolf Slánský (1901-1952) donne lieu, en Union soviétique et chez ses satellites, à une campagne antisémite sous couvert d’antisionisme, dénoncée par Le Libertaire ou La Vérité des travailleurs. Dans cette conjoncture, Maxime Rodinson s’attèle à la rédaction d’un long article ayant pour thème « La Question juive et le marxisme ». En décembre 1952, René Maublanc (1891-1960), secrétaire de rédaction de La Pensée, l’encourage dans ce sens. Quelques jours plus tard, le « complot des blouses blanches » illustre la virulence de l’antisémitisme stalinien et nécessite une légitimation de la part des intellectuels du PCF. Jean Kanapa (1921-1978), responsable de La Nouvelle Critique, modifie le texte dont il en expurge, entre autres, la partie sur l’antisémitisme, pour le publier, en février 1953, sous le titre « Sionisme et socialisme ».

L’article, à visée polémique, dénigre « la bande Slansky, les médecins traîtres », réfute le « mensonge » de l’antisémitisme soviétique et cherche à démontrer le bien-être des Juifs en URSS, tout comme l’antiracisme consubstantiel à la « théorie marxiste-léniniste stalinienne ». Dans sa partie historique, les sionistes sont décrits comme des séparatistes « vis-à-vis du pays dont ils étaient originaires » et comme des colonialistes « vis-à-vis de la Palestine ». Soulignant la nature capitaliste de l’État d’Israël, le texte surenchérit : « c’est un État dont la base même est le racisme, tout comme l’Allemagne hitlérienne ». Cependant, le texte refuse de « traiter tout Israélien ou tout Sioniste comme un agent de l’impérialisme », en raison de l’existence de forces progressistes dans cette société, à l’instar du Parti communiste d’Israël.

Dans son texte « Qu’est-ce que les Palestiniens ? », paru en mars 1975 dans La Nouvelle Critique, Maxime Rodinson reviendra, dès sa première note de bas de page, sur l’article litigieux « dont certaines formules, dues aux circonstances de l’époque, sont éminemment déplorables ». Six ans plus tard, le second chapitre de Peuple juif ou problème juif ?, intitulé « Autocritique », lui permettra d’expliquer la genèse de ce pamphlet, dont il regrette les phrases « odieuses » que ses adversaires lui « lancent à la figure » depuis.

Israël et le refus arabe

Un colloque de l’Union des étudiants juifs de France, tenu le 4 mars 1964 à la Mutualité sur les perspectives de paix israélo-arabe, lui permet de s’exprimer à nouveau sur ce sujet, « sous la pression des étudiants juifs et arabes de Paris », ainsi qu’il l’affirmera dans un entretien accordé en 1989 à la Revue d’études palestiniennes. Son discours, repris le 19 mars 1964 dans France Observateur sous le titre « Si j’étais arabe… », suscite un abondant courrier de protestation – dont une lettre du docteur Joseph Gabel (1912-2004). Mais Maxime Rodinson assume le débat. Il fait figure de trait d’union entre les jeunesses arabes et juives qui se côtoient dans les universités. Ainsi, son exposé, présenté le 14 mai 1965 lors d’une réunion convoquée par l’Union générale des étudiants palestiniens, donne lieu à la parution d’un article intitulé « Israël, une lutte de libération nationale ? » (Partisans, juillet-août 1965).

En 1966, l’orientaliste publie une chronique pour la Revue française de science politique dans le cadre d’un dossier ayant pour thème « Le conflit israélo-arabe ». Dans son texte intitulé « Les Arabes et Israël », il explique notamment que la création de l’État d’Israël, en 1948, a provoqué « le sentiment d’une immense humiliation » chez les Arabes et a contribué, chez eux, au développement d’une « judéophobie généralisée ». Mais c’est un autre texte qui parviendra à la postérité.

La publication, en 1967, de son essai « Israël, fait colonial ? » dans un numéro spécial de 992 pages de la revue dirigée par Jean-Paul Sartre (1905-1980), Les Temps modernes – ayant lui aussi pour thème « Le conflit israélo-arabe » –, provoque un énorme retentissement dans les milieux savants et militants, ainsi que l’illustre l’article « Faut-il détruire Israël ? » paru en mars 1969 dans Pouvoir ouvrier. Sorti peu de temps avant la Guerre des Six-Jours, le texte de l’orientaliste est placé, sur son insistance, en dehors des deux parties réservées, d’un côté aux « points de vues arabes » et de l’autre autre à ceux des Israéliens. Ainsi qu’il le notera dans Peuple juif ou problème juif ? : « l’article a été lu, comme de coutume, par chacun avec ses œillères ». Traduit rapidement en arabe, puis en anglais par des trotskistes new-yorkais – Israel. A Colonial-Settler State ? (Monad Press, 1973) –, le texte provoque en revanche la colère de lecteurs juifs et sionistes : « je fus confirmé dans mon rôle satanique de traître à une communauté à laquelle on me faisait un devoir d’appartenir et de manifester ma solidarité ». Pourtant, cet article rédigé entre fin 1966 et le premier semestre de l’année 1967, afin de répondre à l’interrogation de la rédaction des Temps modernes – « Israël peut-il être considéré comme un phénomène de type colonial ou non ? » – évite les formulations malheureuses de son fameux texte de 1953, tout en répondant par l’affirmative à la question posée : « il s’agit d’un processus colonial qui présente des caractères particuliers ». Dans la recension de ce numéro spécial, le juriste Guy Feuer (1925-2020), sensible à la démonstration apportée, formule néanmoins quelques réserves dans la Revue française de science politique en 1968 : « peut-on ainsi réduire à un simple fait colonial un mouvement historique fondé sur des motifs fondamentalement différent de ceux qui ont provoqué l’expansion européenne ? »

Le premier livre de Maxime Rodinson consacré au conflit israélo-palestinien paraît dans la foulée, en 1968, dans la collection « L’Histoire immédiate » dirigée par Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Israël et le refus arabe débute avec l’apparition des nationalismes juif et arabe pour s’achever avec la guerre des Six-Jours. Sa conclusion, d’une vingtaine de pages, restitue les arguments utilisés dans ses précédentes contributions mais explicite davantage les perspectives de sortie de crise, par contraste avec son article pour Les Temps modernes. Il y énonce l’idée de la « désionisation » – déjà évoquée avec son texte « La guerre ou la paix ? » paru en juillet 1967 dans Le Monde diplomatique. Il semble converger sur ce point avec l’Organisation socialiste israélienne (Matzpen), dans sa déclaration du 22 mars 1968 – reproduite dans Partisans quelques mois plus tard –, ou encore avec le rabbin Elmer Berger (1908-1996) qui tient une conférence de presse à ses côtés, en avril 1968. Selon l’auteur, il s’agirait d’aboutir, dans un futur idéal, à un État binational qui ne serait plus « une tête de pont de l’Occident », où « les lois à relent raciste et clérical » seraient abolies, permettant ainsi des « relations harmonieuses avec les pays arabes voisins ».

Dans Politique étrangère, le politiste Jean Klein écrit en 1968 à propos de l’ouvrage : « il constitue la meilleure introduction à l’histoire confuse et violente des rapports entre la communauté juive de Palestine, puis l’État d’Israël d’une part, le monde arabe, de l’autre ». Pour son compte-rendu, paru deux ans plus tard, dans la revue des Annales, l’historien Dominique Chevallier (1928-2008) rapporte quant à lui les propos élogieux d’un diplomate : « C’est le meilleur livre que j’ai lu sur la question palestinienne ».

Les Palestiniens et la crise israélo-arabe

Dès sa chronique « Les Arabes et Israël », Maxime Rodinson rend compte, en 1966, des répercussions hexagonales des tensions qui s’expriment au Moyen-Orient :

« En France la droite soutient Israël et, parmi les champions de sa cause, on compte même des antisémites larvés. La gauche est tourmentée, déchirée entre son anticolonialisme qui a eu souvent à être philo-arabe et son anti-antisémitisme qui lui paraît rendre difficile une adhésion aux thèses arabes. »

Le clivage à gauche s’approfondit avec la parution dans Le Monde (1er juin 1967), quelques jours avant la guerre des Six-Jours, d’un « appel des intellectuels français pour la paix entre Israël et les États arabes ». Parmi la soixantaine de signataires – dont l’avocat Yves Jouffa (1920-1999), le philosophe Jean-François Lyotard (1924-1998), le sociologue Edgar Morin, Jean-Paul Sartre, le mathématicien Laurent Schwartz (1915-2002), Pierre Vidal-Naquet, etc. –, nombreux sont les anticolonialistes qui, après avoir soutenu l’indépendance de l’Algérie, défendent ouvertement « la sécurité et la souveraineté d’Israël » et refusent son identification « avec un camp impérialiste et agressif ».

C’est le cas de Jean Cassou (1897-1986) qui publiera, en 1969, une « Lettre aux camarades d’Action » dans Éléments, la revue du Comité de la gauche pour une paix négociée au Moyen-Orient, dirigée par l’écrivaine Clara Malraux (1897-1982). Son texte répond à l’article « Israël : une bonne affaire pour l’impérialisme », paru le 21 février 1969 dans Action, qui propose d’« expliquer inlassablement qu’antisionisme n’est pas antisémitisme ». Dans sa réplique, Jean Cassou évoque sa qualité d’ancien membre du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord afin d’écarter tout soupçon d’« antiarabisme » avant d’ajouter : « En réalité l’« antisionisme » est la forme pudique et monstrueusement sophistique que se permet d’affecter, dans les circonstances actuelles, le bon vieil antisémitisme de toujours et de partout ».

Cette conjoncture où les enjeux se redéfinissent, les intellectuels se reclassent et s’opposent – c’est le cas par exemple lors du débat sur « Israël et la gauche », entre le journaliste Claude Lanzmann (1925-2018), le philosophe Olivier Revault d’Allonnes (1923-2009), Maxime Rodinson et Pierre Vidal-Naquet, publié le 22 juin 1967 dans Combat –, transparaît dans ses écrits à plusieurs reprises. Ainsi, dans La fascination de l’Islam, l’orientaliste avance une proposition audacieuse : « Les anticolonialistes, de gauche ou non, passent souvent ainsi à une sacralisation de l’islam et des idéologies contemporaines du monde musulman, tombant d’un extrémisme à l’autre ». Pourtant, l’exemple choisi n’est pas français mais britannique puisqu’il mentionne le cas de l’historien Normal Daniel (1919-1992) après avoir évoqué celui de l’universitaire Louis Massignon (1883-1962). En revanche, le contexte hexagonal est explicitement associé à la thèse de Joseph Gabel – La Fausse conscience (Minuit, 1962) –, pour illustrer la notion de « Victime maximale », employée par l’islamologue dans Marxisme et monde musulman, afin de mettre en exergue ses effets paradoxaux :

« Pour de multiples raisons, beaucoup d’algérophiles absolus ont opté pour une israélophilie non moins abstraite et absolue qui, à son tour, les a entraînés à une arabophobie tout aussi peu nuancée. On a bien vu des gens qui avaient porté les valises du F.L.N. reprendre contre les Arabes les arguments, vomis autrefois, des Soustelle, des Guy Mollet, d’un Raymond Charles, d’un Charrasse et d’un Horon. »

Peu avant le déclenchement du conflit, Maxime Rodinson fait paraître dans Le Monde (4-5 juin 1967) une tribune intitulée « Vivre avec les Arabes » qui plaide en faveur d’une négociation fondée sur la justice et tourne en dérision le « marxisto-sioniste arabe » Abdel Razak Abdel Kader, en particulier son dernier livre, Le monde arabe à la veille d’un tournant (François Maspero, 1966), dédié à Mao Tse-tung (1893-1976). Après la cessation des hostilités, l’islamologue rédige une « déclaration des Juifs non sionistes et non religieux » qui condamne l’antisémitisme et rejette le sionisme dans une optique anti-essentialiste :

« Nous sommes solidaires de tous les Juifs persécutés quelque part en tant que Juifs. Nous sommes résolus à nous défendre et à lutter contre l’antisémitisme. Mais nous refusons de nous sentir liés automatiquement par tout ce qu’un groupe quelconque de Juifs décide de penser ou d’accomplir quelque part. »

Suite à l’appel, paru dans Le Monde (8 juin 1967), en faveur d’un « examen du problème au fond », une réunion destinée aux 180 signataires du texte – dont l’ethnologue Jeanne Favret, le philosophe Henri Lefebvre (1901-1991), l’historienne Madeleine Rebérioux (1920-2005), etc. –, présidée par les anciens ministres Robert Buron (1910-1973) et Pierre Cot (1895-1977) ainsi que par l’islamologue Régis Blachère (1900-1973), constitue le Groupe de recherche et d’action pour le règlement du problème palestinien (GRAPP). Maxime Rodinson en devient le secrétaire général et rédige de nombreux éditoriaux ou articles pour son bulletin publié entre 1968 et 1978. Son objectif est résumé de la sorte : « Recherche concernant les causes et les caractéristiques du conflit israélo-arabe, du point de vue de ce que ces données peuvent apporter de lumière sur les conditions d’un règlement durable du problème ».

Les Palestiniens et la crise israélo-arabe, paru en 1974, reproduit quelques fragments de cette aventure collective. Présenté par Maxime Rodinson – qui rappelle sa perspective, à savoir « la transformation de la situation coloniale en coexistence égalitaire » –, l’ouvrage est signé par le sociologue Jacques Berque (1910-1995), l’historien Jacques Couland (1928-2021), le chercheur Louis-Jean Duclos et la scientifique Jacqueline Hadamard (1902-1988). Le recueil est publié par les Éditions sociales, signe du réchauffement des relations entre la cheville ouvrière du GRAPP et le PCF dont les intellectuels se positionnent ouvertement en faveur de la cause palestinienne, plus encore depuis la guerre du Kippour en octobre 1973.

Sans surprise, La Nouvelle Critique publie en avril 1974 un compte-rendu de cet ouvrage qui « contribue à démystifier les thèmes dispensés par les propagandes impérialistes et sionistes », tandis que ce livre « important et passionnant » est recensé dans La Pensée qui en souligne, dans son numéro de décembre 1974, « sa diversité et sa complémentarité ».

Les Arabes

L’activité intense de Maxime Rodinson lui vaut injures et menaces, notamment des jeunes militants du Betar, mais aussi d’autres types d’attaques en provenance des milieux intellectuels. Jean-Paul Sartre aurait ainsi demandé à ses proches de le « psychanalyser », comme il l’indique dans Peuple juif ou problème juif ? En 1975, le magistrat Wladimir Rabinovitch (1916-1981) fait paraître dans Dispersion et Unité un article au titre éloquent : « Les ambiguïtés d’un Juif diasporique : le cas Rodinson ». La même année, l’orientaliste rédige « Qu’est-ce que les Palestiniens ? » pour La Nouvelle Critique, revue à laquelle il n’avait plus contribué depuis son exclusion du PCF. Cet article, reproduit dans le bulletin du GRAPP, se conclut sur dix thèses qui font porter la responsabilité du blocage sur les dirigeants israéliens qui refusent de reconnaître à la nation palestinienne « son droit à une structure politique propre et indépendante ». La Nouvelle liste communiste (Rakah), fondée par Meier Vilner (1918-2003), et le Front populaire démocratique de libération de la Palestine, dirigé par Nayef Hawatmeh, sont cités favorablement dans la mesure où ces deux formations admettent « la nécessité d’une coexistence » entre les nations israélienne et palestinienne.

Pour les Presses universitaires de France, Maxime Rodinson projette d’écrire un livre de poche sur l’histoire et la sociologie du peuple arabe. Finalement, l’ouvrage de moyen format paraît en 1979 sous le titre Les Arabes. Dans sa préface, l’orientaliste précise que sa « préoccupation essentielle a été de démythifier, de combattre les idées reçues ». Ainsi, dans son premier chapitre, « Qui sont les Arabes ? », l’auteur démontre que des critères comme l’islam, la civilisation, la race ou l’origine ismaélite sont de « faux critères ». Il préfère parler d’ethnie, peuple ou nationalité arabe pour ceux qui :

« 1° parlent une variante de la langue arabe et, en même temps, considèrent que c’est leur langue « naturelle », celle qu’ils doivent parler, ou bien, sans la parler, la considèrent comme telle ;

2° regardent comme leur patrimoine et les traits culturels du peuple qui s’est appelé lui-même et que les autres ont appelé Arabes, ces traits culturels englobant depuis le VIIe siècle l’adhésion massive à la religion musulmane (qui est loin d’être leur exclusivité) ;

3° (ce qui revient au même) revendiquent l’identité arabe, ont une conscience d’arabité. »

En 1979, Jacqueline Marchand (1910-1985) semble déplorer, dans Raison présente « l’impassibilité de l’historien, et sa prudence même », qui tranchent avec ses textes engagés parus dans la presse. L’ancienne résistante ajoute plus loin : « le problème de la condition féminine est à peine abordé ». L’année suivante, dans Politique étrangère, le chercheur Pierre Rondot (1904-2000) souligne le caractère « non seulement éclairant, mais apaisant » de cet essai de 174 pages, tout en regrettant que « l’impact du drame palestinien » ne ressorte pas avec davantage de force, ainsi que l’absence de certains précurseurs du panarabisme comme Chekib Arslan (1871-1946), fondateur de la revue La Nation arabe en 1930.

Cependant, Maxime Rodinson aura d’autres occasions d’aborder le conflit israélo-palestinien, par exemple avec sa préface au livre de l’écrivain Shimon Ballas (1930-2019) – La littérature arabe et le conflit au Proche-Orient. 1948-1973 (Anthropos, 1980) –, avant de contribuer à la Revue d’études palestiniennes qui publiera, en 1984, son article « Pourquoi la Palestine ? » dont la conclusion mesure le chemin parcouru, sans fausse modestie :

« Lorsque je commençais à publier mes textes, aucune autre voix pratiquement n’ébranlait le consensus de l’opinion occidentale. Les thèses israéliennes étaient presque universellement reconnues comme exprimant la « vérité vraie », la réalité objective. Nul éditeur n’osait publier un livre qui les contestât, aucun journal ne passait d’article contraire à cette version des faits (hormis la presse communiste et seulement quand une propagande antisoviétique sur ce sujet l’y contraignait), aucun film n’était présenté qui fît état du point de vue arabe. Les événements qui ont suivi 1967 ont ébranlé un peu cette universelle complaisance et ont permis au moins que quelque publicité soit donnée aux critiques du projet sioniste et de la propagande israélienne. Cette percée est encore limitée. Elle est parfois accompagnée de déviations. Mais elle existe et je m’honore d’y avoir contribué. »

Peuple juif ou problème juif ?

Le dernier livre de cette série qui explore diverses facettes du conflit israélo-palestinien paraît en 1981 dans la « Petite collection » de François Maspero. Cet ouvrage de 362 pages regroupe cinq contributions déjà publiées par Maxime Rodinson entre 1967 et 1979, précédées, comme il en a pris l’habitude, d’une contextualisation plus ou moins détaillée. Il s’agit, par ordre chronologique, de son célèbre article « Israël, fait colonial ? » paru en 1967 dans Les Temps modernes ; de sa préface à la réédition du livre du trotskiste Abraham Léon (1918-1944), La conception matérialiste de la question juive (EDI, 1968), publiée dans L’Homme et la société sous le titre « De la nation juive au problème juif » ; de l’article « Sur les visions arabes du conflit israélo-arabe » paru en 1969 dans Économie et Humanisme ; d’un essai paru en 1972 dans l’Encyclopaedia Universalis, repris en 1975 dans Raison présente sous le titre « Esquisse de l’idéologie sioniste » ; d’un texte paru dans le recueil Per un palestinese. Dediche a piu’ voci a Wael Zuaiter (Gabriele Mazzotta, 1979) et republié avec un nouvel intitulé « Antisémitisme éternel ou judéophobies multiples ? » À cet ensemble, l’auteur adjoint deux textes inédits qui constituent les premiers chapitres du livre : « Un peu de clarté au départ » et « Autocritique ».

Dès l’introduction, Maxime Rodinson met en exergue le « fil conducteur » d’une pensée articulée au cours des dernières décennies, à savoir « une réflexion sur les problèmes juifs qui n’est pas judéocentrique, qui se veut même critique de l’optique judéocentrique », même si cela lui a causé quelques désagréments. À travers cette dizaine de pages, l’auteur rappelle sa proximité avec les thèses défendues par Isaac Deutscher dans ses Essais sur le problème juif (Payot, 1969) – The Non-Jewish Jew: And Other Essays (Oxford University Press, 1968) –, mais cherche surtout à répondre, non sans passion, aux arguments de Wladimir Rabinovitch qui l’avait attaqué six ans plus tôt. Pour cela, l’orientaliste rappelle qu’il sera « des derniers à minimiser l’atrocité d’Auschwitz où périrent mon père et ma mère ». En affirmant son hostilité aux nationalismes – à l’exception de ceux qui « défendaient les droits de populations exploitées ou opprimées » –, il se sent un « devoir particulier », en tant que Juif, envers les Arabes, surtout la « fraction directement opprimée par des Juifs », à savoir les Palestiniens. Malgré les difficultés posées par cette démarche, il en retire au moins un avantage dont ne peuvent se prévaloir ses adversaires qui optent pour le soutien inconditionnel :

« Seulement, ma condamnation sans complaisance des erreurs et des crimes commis sous l’aile du mouvement sioniste m’a donné le droit, à la différence de l’apologétique de ces choses par mes contradicteurs, de critiquer des idées et des pratiques plus ou moins analogues chez les Arabes. »

Les quatre pages du premier chapitre intitulé « Un peu de clarté au départ » tentent de préciser les « différents ensembles d’individus » désignés sous le nom de Juifs : 1) « les adhérents d’une religion bien définie, le judaïsme » ; 2) « les descendants d’adhérents au judaïsme qui ne se considèrent pas comme des fidèles de cette religion » ; 3) « les descendants également d’adhérents du judaïsme qui ont rejeté toute affiliation à cette religion et à un “peuple juif” » ; 4) « les descendants également d’adhérents du judaïsme dont l’ascendance est ignorée par les autres et souvent par eux-mêmes ».

Le second chapitre, qui emprunte son intitulé à celui de l’ouvrage d’Edgar Morin, Autocritique (Julliard, 1959), se lit comme un essai autobiographique d’une cinquantaine de pages qui sont autant de répliques à ses détracteurs, parmi lesquels se trouvent Claude Franck (1943-2018) et Michel Herszlikowicz (1950-2018). Dans leur ouvrage Le Sionisme (PUF, 1980), le juriste et le philosophe présentent Maxime Rodinson comme le « plus célèbre théoricien en France » d’une forme d’antisionisme « grosse d’un antisémitisme virulent, puisqu’elle prêche la disparition pure et simple des Juifs de la surface de la terre ». Plus encore, l’auteur ciblé n’aurait pas hésité à justifier « les persécutions purement antisémites menées à l’intérieur même de leurs frontières par la Russie stalinienne, puis par certains États arabes ». Mais ces attaques excessives n’ont rien d’inédit puisque, dans son pamphlet La Gauche, Israël et les Juifs (La Table ronde, 1970), signé de son pseudonyme Jacques Hermone, Claude Franck avait déjà présenté l’orientaliste comme « le plus ancien et le plus malfaisant représentant de cette nouvelle génération de kapos qui a consacré sa vie à combattre son propre peuple ».

L’expression de cette « malhonnêteté », courante dans les milieux intellectuels, réside dans le fait que l’on reproche à Maxime Rodinson non pas « d’avoir écrit contre le sionisme en 1953 » mais plutôt, ainsi qu’il l’affirme, « d’avoir formulé des objections fondées, alors situées dans le cadre d’un engagement stalinien, et de les avoir maintenues, dans leur essence indifférente au stalinisme, après ma déstalinisation ». Et cela, contrairement à ses opposants passés de la défense inconditionnelle de l’Union soviétique à celle de l’État d’Israël, perçu comme le nouvel « État idéal ». Malgré sa rupture avec le PCF et sa prise de distance avec l’article controversé paru dans La Nouvelle Critique, l’auteur retient toutefois la validité de deux idées principales : 1) « le sionisme n’est pas le corollaire obligatoire, fatal, de la persistance d’une identité juive » ; 2) « l’État d’Israël n’est pas un État idéal, ce n’est pas un État socialiste ».

Le dernier chapitre, qui reprend un article daté de 1969, suivant la suggestion de Pierre Vidal-Naquet, met en exergue le manque de cohérence et de partialité de sa famille politique devant le conflit israélo-palestinien, notamment en ce qui concerne la question du terrorisme, donnant lieu à des amalgames voire à l’expression d’un racisme anti-arabe :

« Nos hommes de gauche protestaient contre la généralisation indue à tout un mouvement d’actes atroces commis par des détachements extrémistes de ce mouvement. Le carnage de Melouza ne pouvait servir d’argument contre l’ensemble du mouvement pour l’indépendance algérienne. En Palestine même, ils appliquent ce principe au massacre de Deir Yassin en 1948 commis par l’Irgoun et des éléments du groupe Stern. N’a-t-il pas été condamné par la direction de l’État juif, par Ben Gourion lui-même ? Fort bien. Mais alors, pourquoi reprocher au mouvement palestinien dans son ensemble ou même à tous les Arabes les actions des commandos du F.P.L.P., d’autres encore, et y voir des preuves de la perversité intrinsèque de l’âme arabe ? »

Quid de l’antisémitisme ? C’est précisément le thème du sixième chapitre, long d’une soixantaine de pages, dédié à la mémoire du traducteur Wael Zwaiter (1934-1972), porte-parole du Fatah en Italie, assassiné à Rome par le Mossad. Maxime Rodinson privilégie l’emploi du terme « judéophobie » – qui désigne l’hostilité contre les Juifs – afin d’éviter les confusions engendrées par le vocable « antisémitisme ». En effet, comme il l’indique en note :

« Des Arabes ont souvent repoussé le reproche d’antisémitisme en disant : « Nous ne pouvons pas être antisémites, puisque nous sommes aussi des Sémites. » L’argument est évidemment sans valeur pour écarter une possibilité de judéophobie essentialiste. »

Pour l’orientaliste, la judéophobie moderne devient une des formes « d’un ethnisme essentialiste de type agressif » – il préfère le mot « ethnisme » à celui de « racisme » –, par lequel les groupes ethnico-nationaux « dominés, dominants, rivaux ou imaginés comme rivaux deviennent la personnification collective du Mal cosmique, existentiel », dans des phases de crise, de menace, de domination, etc. L’auteur cherche donc, en prenant appui sur l’histoire, à distinguer les diverses formes de judéophobies qui s’expriment selon des contextes sociaux déterminés et des causes variables, à rebours de ce qu’il appelle « l’antisémitisme éternel, l’antisémitisme en soi ». À cette occasion, il reprend le concept de « Victime maximale » –associé à « l’Arabe abstrait » dans Marxisme et monde musulman –, pour mettre en lumière les attitudes ambivalentes devant ce phénomène et qui résident dans l’essentialisme :

« Des esprits d’une très haute qualité, d’éminents philosophes ne dépassèrent pas le niveau d’un syllogisme infantile : s’opposer à des Juifs, c’est être antisémite, or l’antisémitisme est une horreur émanant de la droite, donc il faut applaudir à toute ce que disent et font « les Juifs ». On n’en finirait pas de citer les conclusions délirantes, tirées, surtout à propos d’Israël, de ce mode de raisonnement qui inspiraient au départ les intentions les plus louables. »

L’ouvrage fait l’objet, en 1981, d’un long compte-rendu paru dans La Revue théologique de Louvain. En guise de conclusion, Guy Harpigny, qui n’a pas manqué de souligner tout l’intérêt du recueil, livre une anecdote sur l’un de ses amis qui « avait toujours pris soin de ne pas révéler sa judéité aux autorités égyptiennes ». Est-ce une façon de suggérer que l’orientaliste n’aurait pas suffisamment pris au sérieux la judéophobie dans les pays arabes ? Après tout, dans Israël et le refus arabe, l’islamologue invitait à « distinguer nettement entre l’antisémitisme européen, fondé sur des griefs mythiques et l’antisionisme arabe qui, à l’occasion, débouche sur des flambées d’antisémitisme. » De fait, il semblait surtout désireux de répondre à ses contradicteurs, au détriment d’une analyse de fond de la problématique, tout juste esquissée : « le conflit n’est donc nullement une manifestation nouvelle d’un antisémitisme arabe congénital ou de l’hostilité de l’Islam à la religion juive. »

Le premier numéro de la Revue d’études palestiniennes, dirigée par le philosophe Roger Nabaa, paraît à l’automne 1981. Maxime Rodinson y publie un article intitulé « Quelques idées simples sur l’antisémitisme » qui reprend les arguments développés dans Peuple juif ou problème Juif ?, en les adaptant toutefois à son lectorat à qui sont adressées quelques mises en garde, à l’heure de la diffusion du négationnisme. Son ami Pierre Vidal-Naquet fait d’ailleurs paraître la même année une étude sur le sujet, Les Juifs, la mémoire et le présent (François Maspero, 1981). L’orientaliste s’oppose donc aux négations des massacres de Juifs « venues d’antisémites déclarés ou camouflés ou encore d’arabophiles qui croient aider ainsi à la lutte contre le sionisme ». Mais il rejette également l’idée selon laquelle « la condition des Juifs dans le monde de l’Islam » aurait été idyllique puisque le statut de dhimmi (« protégé ») était « inégalitaire et infériorisant ». S’il reconnaît l’existence « de multiples exemples de dénigrement, de suspicions, de calomnies à l’égard des Juifs » dans la tradition musulmane, l’antisémitisme européen puis le sionisme, surtout, sont jugés responsables de la résurgence de la judéophobie contemporaine. Cependant, s’il dénonce la diffusion par des gouvernements arabes du faux antisémite Les Protocoles des sages de Sion – publié dès 1903 dans la Russie tsariste –, c’est pour déplorer l’aide ainsi apportée à « la propagande sioniste ».

Seize ans plus tard, à l’occasion de la réédition, par les éditions de La Découverte, de Peuple juif ou problème juif ?, Maxime Rodinson rédige une nouvelle préface dans laquelle il évoque la conjoncture marquée par les Accords d’Oslo. L’auteur constate plusieurs évolutions depuis 1981 : « du côté juif, tout un pan de l’opinion » reconnaît désormais que la création de l’État d’Israël « a porté tort aux habitants antérieurs de la même terre » et du côté arabe, en fait chez les Palestiniens, beaucoup ont compris « qu’il fallait en venir à des compromis ». S’il rappelle avoir défendu la « solution idéale », à savoir « le retour à une structure binationale ou interethnique », mais laïque, il reconnaît néanmoins qu’elle est devenue « impraticable ». C’est pourquoi il plaide dorénavant en faveur de « la coexistence, sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire, de deux structures politiques indépendantes, donc de deux États ».

*

De Pythagore à Lénine

L’« affaire » des foulards islamiques arborés par trois collégiennes à Creil incite Maxime Rodinson à publier une tribune, dans Le Monde du 1er décembre 1989, sous le titre « De la peste communautaire ». S’il apparaît évident, pour l’intellectuel, « que quelque racisme se mêle chez beaucoup à la mobilisation laïque », un enjeu plus sérieux l’inquiète : la diffusion du mot « communauté » dans la société française. Cette banalisation langagière préfigure, dans le pire des cas, « le glissement de l’État unitaire vers l’État fédération de « communautés », le passage de la communauté nationale à l’éclatement en formations multiples autonomes, compétitives, rivales et, peut-être, demain, hostiles ». La situation dramatique au Liban, en Ulster, ainsi que le sort réservé à Salman Rushdie pour son ouvrage controversé Les Versets sataniques (Christian Bourgois, 1989) – The Satanic Verses (Penguin, 1988) –, éveillent chez lui un « souvenir cauchemardesque ». C’est celui imaginé par Bruno Jasieński (1901-1938) dans son roman Je brûle Paris (Ernest Flammarion, 1929), paru initialement en feuilleton dans L’Humanité. L’écrivain polonais y décrit la capitale française en proie à la peste noire :

« Dispersés dans l’immense chaudière de la ville, devant la faux égalitaire de la mort, les hommes se cramponnaient convulsivement au moindre signe distinctif à eux propre. Ils s’assemblaient autour de leurs temples comme de la limaille autour d’un aimant. Les clochers des cathédrales, des temples, de la mosquée canalisaient vers le ciel, comme des paratonnerres, le courant des velléités individualistes, groupant le troupeau divisé des humains en organismes autonomes de race et de religion. »

Sans doute faut-il relire le parcours et l’œuvre de Maxime Rodinson à l’aune de cette angoisse adolescente qui transparaît avec plus de netteté à la fin de sa vie. En effet, dans un exposé présenté en 1987 pour la Fondation Danielle Mitterrand-France Libertés, l’orateur envisage l’hypothèse du développement d’un « État pluricommunautaire ». Seulement, pour garantir la « cohésion nationale » et conjurer le spectre du « séparatisme » – ici, la « tragédie libanaise » sert de contre-exemple absolu –, l’orientaliste pose plusieurs conditions : le traitement égalitaire de toutes les communautés, la « cohabitation coopérative » entre elles, et, enfin, la subordination du « patriotisme de communauté » au « patriotisme national ». Cependant, dans sa démonstration qui porte plus particulièrement sur les cultures islamiques, l’intellectuel prend soin de ne céder ni à l’essentialisme ni au pessimisme en appelant à « défendre la richesse potentielle énorme de la nouvelle synthèse en cours de réalisation ».

Au cours de la première guerre du Golfe, l’orientaliste adopte une position « non-pacifiste » et rejoint en 1990 le « groupe des Cinq » intellectuels – avec Jean Daniel, Jean Lacouture, l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008) et Pierre Vidal-Naquet – qui déclarent leur hostilité au chef d’État irakien Saddam Hussein (1937-2006) dont l’armée a envahi le Koweït. En revanche, il se montrera opposé à la seconde Guerre du Golfe conduite une décennie plus tard par le président états-unien George W. Bush. Moment d’égarement du septuagénaire ou tentation néo-conservatrice ? Sans être convaincu par le « nouvel ordre mondial », promu par George H. W. Bush (1924-2018), il déclarera, dans un entretien accordé à la sociologue Juliette Minces (1937-2021) pour Hommes & Migrations (juillet 1991) : « on n’a pas de solution idéale ». Si Maxime Rodinson a fait partie des personnalités conviées en septembre 1982 par le président François Mitterrand (1916-1996) pour échanger sur le conflit israélo-palestinien, il n’a toutefois pas suivi la voie de l’historien Bernard Lewis (1916-2018) dont il préface l’ouvrage Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval (Berger-Levrault, 1982) – The Assassins. A Radical Sect in Islam (Weidenfeld & Nicolson, 1967). Dans sa postface à Comment l’islam a découvert l’Europe (La Découverte, 1984) – The Muslim Discovery of Europe (Weidenfeld & Nicolson, 1982) –, l’universitaire français désapprouvera avec politesse son homologue états-unien quant à « l’appréciation de la situation politique des peuples musulmans d’aujourd’hui ».

Le dernier livre conçu de son vivant paraît en même temps que L’Islam : politique et croyance. Mais ce nouveau recueil de textes, intitulé De Pythagore à Lénine (Fayard, 1993), relègue à l’arrière-plan son vieil intérêt pour « le monde de l’Islam », quitte à désorienter ses plus fidèles lecteurs. L’ambition de Maxime Rodinson, explicitée dans son premier essai – inédit –, d’environ 70 pages, consiste à esquisser une « théorie historique générale » des activismes idéologiques. À cette fin, l’auteur revient sur l’existence des factions, y compris « dans les sociétés disposant d’une technologie peu avancée », comme chez les Pygmées :

« Il s’agit de groupements, occasionnels et le plus souvent éphémères, d’individus qu’unit essentiellement la volonté de soutenir un prétendant contre d’autres à des fonctions de type politique (chefs de tribu par exemple) impliquant un certain pouvoir dans la gestion de la société. Ils peuvent aussi partager certaines idées ou certaines attitudes, mais cela n’est pas nécessaire. »

Dans sa recension de l’ouvrage pour Archives des sciences sociales des religions, le philosophe Michael Löwy en cite un autre passage éclairant, publié à l’origine dans Les Temps modernes (novembre 1973) sous le titre « Révolutions et Révolution » :

« Rien de ce qui n’est pas universel n’a une valeur absolue. Tautologie peut-être, mais il n’est aucunement inutile de la répéter, notamment devant la prétention des révolutions nationalistes à s’annexer l’universalisme pour mieux le détruire. »

Ceci pour aussitôt préciser, dans ce qui constitue le dernier chapitre de son recueil, une réflexion qui vaut avertissement quant aux luttes à venir :

« L’unification des luttes et des théories est un objectif lointain, peut-être un idéal. Elle a tout à gagner à ne pas être posée comme acquise au départ. Cette simulation est falsification, elle masque la volonté d’hégémonie d’un combat à l’égard des autres. Dans la mesure où l’unification se réalisera réellement, ce devra être progressivement, à partir des solidarités concrètes, des engagements convergents. »

*

Le savant et le politique

En 1991, l’helléniste Jean-Pierre Vernant (1914-2007) remet le prix de l’Union rationaliste à Maxime Rodinson qui sera décerné, six ans plus tard, à Mohammed Harbi. Dans son discours de présentation du lauréat, l’orientaliste exprime son admiration pour son ami qui, d’une part, « n’a jamais renié son engagement militant » et qui, d’autre part, est aussi resté « fidèle à une volonté farouche de repousser les schémas faciles ». En faisant l’éloge de l’historien algérien, l’islamologue français met en exergue le fondement de leur vieille complicité :

« tu as bien mérité de l’inspiration rationaliste, l’inspiration à soumettre la pensée aux exigences d’une analyse usant de procédures rationnelles, sans oublier les exigences éthiques découlant de règles morales universellement valables. »

Mais avec ces mots, Maxime Rodinson ne parlait-il pas un peu de lui-même ? Comme un juste retour des choses, Mohammed Harbi rendra hommage à son ami, décédé le 23 mai 2004 à Marseille, par un entretien accordé au critique dramatique Guy Bruit dans Raison présente :

« ce qui reste fondamental, c’est de ne pas céder à la pression sociale quand il s’agit de problèmes politiques, ne pas capituler devant la pression sociale, et ça c’est une des grandes vertus de Rodinson. Et c’est en cela un grand savant peut-être aussi un grand militant. »

Revenons à Max Weber, précisément à ses conférences prononcées en 1917 (Wissenschaft als Beruf) et en 1919 (Politik als Beruf), regroupées dans l’ouvrage Le savant et le politique (Plon, 1959). D’une part, le sociologue allemand présente la science moderne comme relevant d’une vocation « fondée sur la spécialisation au service de la prise de conscience de nous-mêmes et de la connaissance des rapports objectifs ». D’autre part, le militant, celui qui vit pour la politique, fait de cette activité désintéressée – contrairement à celui qui vit de la politique – un moyen qui « lui permet de trouver son équilibre interne et d’exprimer sa valeur personnelle en se mettant au service d’une « cause » qui donne un sens à sa vie. »

Selon ces critères, Maxime Rodinson fut incontestablement un grand savant et un grand militant. Enseignant ou chercheur, orientaliste ou islamologue, historien ou sociologue, polémiste ou théoricien, il aura en tout cas marqué son temps, au-delà des domaines pour lesquels un public cultivé, quoique restreint, convoque ses mânes, parfois de façon abusive, souvent de manière fragmentaire. Et la présente étude n’a probablement guère échappé à ce dernier travers face à l’immensité du parcours et de l’œuvre de ce « marginal » de génie dont chacun pourra tirer les leçons qu’il souhaite, sans toutefois chercher à plaquer de façon mécanique et paresseuse des schémas élaborés dans des contextes particuliers.

Certaines formulations ou propositions – sur lesquelles l’intellectuel engagé a pu revenir, du moins en partie – pourront susciter le trouble chez ceux qui le découvriront sur le tard, dans notre époque de confusion généralisée et d’indignations sélectives. En effet, le polémiste, quand il est injustement attaqué ou que débat public lui paraît trop asymétrique, tend parfois à faire des concessions malheureuses au détriment de la rigueur analytique – au nom d’une cause qu’il pense être juste –, quitte à reproduire les tares de ses contradicteurs enclins au manichéisme. De même que le vieillissement biologique, s’il s’accorde avec une sagesse bienvenue, peut aussi s’accompagner d’une certaine lassitude – ou plutôt de désenchantement –, autorisant des prises de position que le « marxiste indépendant » n’aurait probablement pas cautionné. Mais l’honnêteté doit conduire à bien mesurer tout l’apport critique, au sens positif du terme, d’une démarche résolument humaniste, rationaliste et universaliste, qui a su résister – pour l’essentiel, comme sur la durée – au chant des sirènes de l’intégrisme et du nationalisme. Combien, de nos jours, peuvent en dire autant ?

Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, enseignant, auteur de 6 livres dont “Histoire algérienne de la France” & “Algérie, une autre histoire de l’indépendance”.

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