Le 21 mai dernier, la publication du rapport « Frères musulmans et islamisme politique en France » rendait évidente l’existence de l’islamophobie dans la vie politique. Le 22 mai, c’était au tour de l’assassinat de deux employés de l’ambassade d’Israël devant le musée juif de Washington de faire la une. Cette simultanéité est évidemment fortuite mais souligne combien nous sommes en permanence appelés à réagir à l’islamophobie et à l’antisémitisme, lesquels, dans l’éventail des discriminations racistes, dominent le débat médiatique et politique.
Sans cesse comparés l’un à l’autre, ces deux racismes sont mis en rapport et en rivalité. Et cette hiérarchisation emporte avec elle la lutte qu’il s’agit de mener contre eux. Certains invoquent un soi-disant « nouvel antisémitisme », provenant de la gauche et de l’islam. D’autres une substitution de l’antisémitisme par l’islamophobie – les juifs ne seraient plus stigmatisés.
Cette concurrence EST néfaste. Et plus qu’entre les victimes, elle se joue entre leurs porte-parole supposés. Contre ce piège, il faut déconstruire les discours qui s’approprient la douleur de façon sélective. Il faut continuer à travailler les concepts et la réalité qu’ils recouvrent : islamophobie, racisme antimusulman/anti-arabe, islamisme et islam politique, judéophobie, antisémitisme, antisionisme, concurrence des mémoires, etc.
Histoires croisées
Les deux mots, antisémitisme et islamophobie, sont beaucoup plus récents que les phénomènes historiques qu’ils servent à analyser. « Antisémitisme » serait apparu en 1879 en Allemagne en son sens d’hostilité à l’égard des juifs. Il connaît un succès immédiat en Europe : des partis politiques s’en revendiquent, appuyés sur la notion pseudo-scientifique de « race », alors largement acceptée. Ainsi se trouve actualisé le vieil antijudaïsme religieux.
Après le génocide des juifs d’Europe, plus personne ne peut se revendiquer antisémite, du moins ouvertement. De même que la Shoah devient le crime des crimes, l’antisémitisme devient le racisme des racismes, polarisant sur lui la culpabilité européenne et réclamant une vigilance spécifique. Une double illusion s’installe, récemment dissipée : l’antisémitisme n’appartiendrait qu’à l’extrême droite, et il aurait quasiment disparu.
« Islamophobie » est attesté pour la première fois en anglais en 1877, en 1910 en français. Il réapparaît dans les années 1990 en Angleterre pour désigner une nouvelle forme de discrimination, associée aux traditionnels racismes anti-Arabes et anti-Noirs sans s’y réduire. Ce processus, qui assigne à des individus une identité religieuse essentialisée, obéit à une logique de racisation. Il ne saurait être confondu avec le droit légitime de critiquer une religion.
Entre ces deux racismes, on repère trop souvent une sorte de commutateur : quand on soutient la Palestine, on risque de focaliser son attention sur l’islamophobie ; quand on soutient Israël, on risque de se concentrer sur l’antisémitisme et sur les porosités entre l’antisémitisme et la revendication polysémique d’« antisionisme ». Le lien entre antisémitisme et critique radicale d’Israël est certes manifeste dans le monde musulman : largement toléré voire encouragé, il s’appuie sur des textes prémodernes et sur un antisémitisme « racial » et conspirationniste tôt importé d’Europe.
Un antiracisme fait de causes communes
Trop souvent, ces deux termes servent moins à qualifier les racismes concernés qu’à accuser les adversaires d’une des deux formes de racisme. Deux répertoires parallèles s’installent avec leurs outrances. D’un côté, on rencontre l’explication, voire la justification, des actes hostiles envers les juifs « confondus » avec les Israéliens, dans la logique de la défense d’une jeunesse mal caractérisée, tantôt ethnicisée, tantôt islamisée. A cela s’ajoute la condamnation d’Israël, qui passe parfois par des analogies historiques avec l’apartheid (de plus en plus justifiées) ou, au sein de la gauche radicale et dans le monde musulman, avec la Shoah (outrancière, et contre-productive, même quand on veut juste sonner l’alarme).
De l’autre côté, la défense d’Israël et des juifs apparaît tout aussi caricaturalement politisée, lorsque le drapeau de la lutte contre l’antisémitisme est aujourd’hui brandi à droite et à l’extrême droite : cet affichage est nouveau. Ce philosémitisme apparent et tactique est lié au conflit israélo-palestinien, mais aussi à l’installation en France d’une population musulmane nombreuse, support de fantasmes conspirationnistes. Il permet aussi d’attaquer une « extrême gauche » supposément alliée à « l’islamisme ».
De façon plus générale, l’Etat français alimente un soupçon croissant vis-à-vis de l’islam : la loi sur le « séparatisme islamiste » en témoigne, entre autres exemples. Le soupçon contre l’islam est réel dans une partie de la population, et ses raisons sont complexes. Les attentats n’expliquent pas tout. Le malaise vis-à-vis de l’islam a commencé avant eux : l’héritage des guerres coloniales pèse encore lourd.
La polarisation propre à cette vaine compétition entraîne une quasi-invisibilisation des autres racismes et formes d’altérisation, alors que les Roms sont, par exemple, bien plus considérés comme un « groupe à part » que les musulmans et les juifs, d’après la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH).
Chaque racisme a sa singularité, aucun n’est incommensurable aux autres. Il nous faut sortir des vaines hiérarchisations, mettre en avant des arguments d’analyse et de lutte contre tous les racismes, réinvestir ce double espace scientifique et politique. Reconnaissons en même temps les similarités entre les différents racismes et la dynamique d’universalisation portée par les combats en faveur des droits humains et de l’émancipation sociale. L’antiracisme est fait de causes communes plutôt que de luttes singulières.
Signataires
Sarah Battegay, militante associative et artistique ; Jérôme Bourdon, professeur d’histoire, université de Tel-Aviv, université Paris-2 ; Julien Chanet, militant associatif ; Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue, université Paris-Cité ; Philippe Corcuff, professeur de science politique, Sciences-Po Lyon ; Philippe Marlière, professeur de science politique, University College de Londres ; Philippe Mesnard, professeur de littérature générale et comparée, université de Clermont-Ferrand ; Alain Policar, chercheur associé au centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof) ; Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique, Université libre de Bruxelles ; Haoues Seniguer, maître de conférences de science politique, Sciences-Po Lyon.
◗ Les signataires sont membres d’un collectif de recherche-action, en formation, contre l’antisémitisme et toutes les altérisations.
Cette tribune a été publiée pour la première fois dans Le Nouvel Obs.