Ce que “génocide” veut dire, par Matthew Bolton – 5 juin 2025

De K. La Revue

En février 2024, Ash Sarkar, personnalité britannique des réseaux sociaux, interviewe Bernie Sanders, sénateur américain et pilier de la gauche depuis de nombreuses années. Elle en publie un extrait de quatre minutes sur son compte X. La vidéo devient rapidement virale, enregistrant plus de huit millions de vues. « J’ai demandé trois fois à Bernie Sanders s’il pensait que l’attaque d’Israël contre Gaza constituait un génocide », écrit-elle. « Voici ce qu’il a répondu ». La première fois qu’on lui pose la question, Sanders répond que « ce que fait Israël est absolument honteux, horrible » et qu’il fait « tout ce qui est en son pouvoir pour y mettre fin ». Il déclare avoir « mené l’opposition » au Congrès contre un projet de loi qui aurait envoyé 14 milliards de dollars d’aide américaine à Israël, car il ne voulait pas « voir les États-Unis se rendre complices de ce que Netanyahu et ses amis de droite infligent actuellement au peuple palestinien ». Il appelle à un « cessez-le-feu humanitaire » et à des négociations pour « trouver… une solution à long terme ». Sarkar, insatisfaite, lui repose la question : s’agit-il d’un génocide ? « On peut discuter des définitions », répond Sanders, « mais ce qui est important, c’est d’empêcher de nouvelles morts et d’acheminer l’aide à Gaza ». Sarkar fait une dernière tentative : génocide ou pas ? « On peut en parler », répond Sanders, « mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? ». Et le même de répéter que ce qu’il essaie de faire, c’est d’arrêter l’aide américaine à Israël afin que « M. Netanyahu et ses amis de droite se rendent compte que ce n’est pas une bonne idée de continuer leur guerre de destruction ».

Les réactions sont particulièrement virulentes : on reproche à Sanders d’être un « lâche dépourvu de colonne vertébrale », voire un « escroc ». La façon dont il « tourne autour du pot est révélatrice ». Certains vont plus loin. Sanders — qui est juif et a passé une partie de sa jeunesse dans un kibboutz semblable à ceux qui ont été attaqués le 7 octobre — est un « sioniste, ce qui explique tout ce qu’il a fait et dit depuis cette date ». Une semaine plus tard, une autre vidéo est publiée sur X, montrant Sanders s’exprimant à l’université de Dublin. Ses opinions sur le terme « génocide » y sont devenues un peu plus claires. « Quand vous arrivez au mot [génocide], dit-il, je me sens un peu mal à l’aise… et je ne sais pas, vous voyez, je ne sais pas ce qu’est un ‘génocide’. Il faut faire attention quand on utilise ce terme ». À ces mots, ceux qui filment la vidéo explosent de rage et apostrophent Sanders : « C’est un génocide… Bernie, vous avez vous-même financé le sionisme, vous avez financé l’État colon israélien… menteur, menteur, négationniste… vous êtes un assassin d’enfants, vous êtes un négationniste… les Amérindiens sont toujours victimes d’un génocide [par les États-Unis], je ne vous ai jamais entendu parler de génocide ». Depuis, Sanders a été confronté à des protestations similaires lors de ses apparitions publiques. 

Le traitement réservé à Sanders — un homme qui, presque à lui tout seul, a remis l’idée du socialisme démocratique à l’ordre du jour politique aux États-Unis — résume bien le rôle totémique que le concept de « génocide » en est venu à jouer dans l’opposition à la guerre d’Israël à Gaza. Voici un homme politique de premier plan qui rejette sans ambages cette guerre et qui agit concrètement contre elle au plus haut niveau du gouvernement américain. Pourtant, parce qu’il refuse d’utiliser un mot particulier pour décrire la violence qu’il cherche à empêcher, il est ridiculisé, vilipendé et excommunié. Et Sanders n’est pas le seul dans ce cas. L’opposition à une guerre dont la légitimité initiale a été progressivement minée par un déroulement devenu indéfendable se retrouve ainsi fragmentée et affaiblie, peut-être de façon irréversible. Cela soulève la question suivante : si la priorité du mouvement antiguerre est d’empêcher de nouvelles morts et destructions à Gaza — et l’urgence de cette exigence, certainement depuis la reprise des bombardements israéliens et du blocage de l’aide en mars 2025, ne saurait être mise en doute —, pourquoi le nom qu’on lui donne a-t-il de l’importance ? Pourquoi sacrifier l’unité du mouvement sur l’autel du « génocide » ?

D’une part, l’utilisation immédiate du terme « génocide » — les premières accusations ayant été portées alors que les corps étaient encore en train d’être ramassés dans le champ de Nova et dans les kibboutzim — n’est qu’une preuve supplémentaire de l’inflation sémantique générale de ce mot au cours des dernières décennies. Des accusations selon lesquelles les gouvernements qui tardaient à imposer des mesures de confinement contre la Covid-19 auraient commis un génocide, aux notions spécieuses de « génocide trans » ou « génocide blanc », la puissance émotionnelle véhiculée par ce concept en a fait une arme rhétorique omniprésente et lassante dans une économie de l’attention alimentée par les réseaux sociaux.

En ce qui concerne Israël, l’enjeu dépasse, comme toujours, les simples outrances en ligne. Pour certains observateurs, l’attrait du concept de « génocide » dans ce contexte réside dans la possibilité qu’il offre d’inverser les rôles de victime et de bourreau, voire de retourner contre Israël la mémoire de la Shoah. En accusant Israël — un État né sur les cendres d’une population juive européenne anéantie — de génocide, de faire à d’autres ce qui lui a été fait autrefois, on place l’État hébreu au même niveau que le régime nazi. Pour reprendre Philip Spencer, « il y a toujours eu un sentiment tenace de culpabilité pour ce qui a été fait aux Juifs. L’accusation de génocide efface cette culpabilité une fois pour toutes. Désormais, n’importe qui peut dire que les Juifs ne méritent plus aucune sympathie, car ils sont aussi mauvais, voire pires que les nazis ». Dans le même temps, pour Spencer, en accusant à tort Israël de génocide en raison de sa réponse aux atrocités commises par le Hamas, qui étaient elles-mêmes empreintes d’une intention génocidaire, « le concept et l’accusation de génocide sont renversés ».

L’empressement avec lequel tant de personnes ont saisi l’occasion d’accuser Israël de génocide au lendemain du 7 octobre a certainement quelque chose à voir avec le frisson transgressif que procure le fait d’inverser, et donc d’annuler enfin la Shoah. Ce n’est pas un hasard si, pour Pankaj Mishra — dans une conférence prononcée, curieusement, sous forme de sermon depuis la chaire de l’église Saint James, à Clerkenwell —, c’est la guerre d’Israël qui « dynamite l’édifice des normes mondiales » construit après « la Shoah », plutôt que l’invasion de l’Ukraine par Poutine, l’utilisation flagrante d’armes chimiques par Bachar al-Assad ou l’invasion de l’Iraq par les États-Unis. Ce n’est pas non plus un hasard si les termes « camp de concentration », « Auschwitz », « ghetto de Varsovie », « génocide » et « Holocauste » ou « Shoah » eux-mêmes sont depuis longtemps utilisés de manière ostentatoire pour condamner le traitement réservé par Israël à Gaza et au peuple palestinien. Le « malaise » de Sanders face à l’utilisation de ce terme par le mouvement antiguerre découle sans doute de sa perception de cette dynamique. Le fait que Sarkar soit également consciente du poids de ce mot pour Sanders confère à l’interview le caractère déplaisant d’une tentative de confession forcée.

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Matthew Bolton est un chercheur post-doctoral à la Faculté de droit de l’université Queen Mary de Londres. Il a précédemment travaillé au Zentrum für Antisemitismusforschung la Technische Universität de Berlin. Il a beaucoup écrit sur l’antisémitisme contemporain.

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