Guerre Hamas-Israël : le féminisme ne peut servir à relativiser les violences subies par les juifs et juives – 13 décembre 2023

Engagé·e·s depuis des années sur les fronts du féminisme, de l’antiracisme, de la lutte contre les discriminations liées à la couleur, à la colonisation, à l’identité de genre ou à l’orientation sexuelle, nous imaginions que la liberté et la sécurité des juifs de France appartenaient aux évidences qui n’avaient même pas à être énoncées.

Nous constatons aujourd’hui, depuis le 7 octobre, le déferlement d’un antisémitisme qui s’exprime dans l’acceptation de l’idée que les civils israéliens, et plus généralement les juifs, sont des cibles prétendument légitimes d’agressions et de violences qui peuvent aller aux dernières extrémités. Au lieu de l’empathie et du deuil que tout être moral devrait ressentir face aux victimes – qu’elles soient israéliennes ou gazaouies -, nous avons vu surgir une sorte de jubilation agressive utilisant le 7 octobre comme une mise en demeure adressée aux juifs du monde entier à travers les manifestations, les banderoles, les slogans, les discours et tribunes. On a vu des universitaires de gauche revendiquer leur féminisme pour relativiser les viols, les supplices, les assassinats et les mutilations sexuelles infligées par le Hamas à des civil·es, qui souvent, dans les tensions entre le gouvernement israélien et les Palestiniens, se rangeaient du côté de ces derniers. On a lu que dénoncer les tortures et les viols équivalait à leurs yeux à participer à la propagande raciste.

Intolérable.

Nous, intellectuel·les engagé·es du côté des luttes féministes et contre les discriminations, tenons à exprimer notre consternation actuelle. Nous sommes forcé·es de constater l’absence d’empathie que ces discours trahissent pour les victimes des massacres du Hamas. Ces réactions sont d’autant plus difficiles à accepter qu’elles viennent de la gauche. La gauche ne peut pas abandonner la priorité de la lutte contre l’antisémitisme, fondatrice de son identité. Elle ne peut offrir cette occasion de se faire accoler une étiquette d’antisémite par une droite qui pactise avec l’extrême droite, et en profite pour déconsidérer toutes les luttes contre les injustices.

Il est effarant d’entendre des voix qui, sous prétexte de soutenir le peuple palestinien, nient, excusent ou approuvent la violence extrême des attaques du Hamas. Il est insupportable de voir des personnes mettre leur «féminisme» au service de justifications, directes ou indirectes, des atrocités spécifiques exercées contre les femmes et filles juives. Car malgré les controverses multiples, traditionnellement créatives et saines qui se sont développées au sein du féminisme, il reste qu’une de ses définitions, peut-être la seule partagée par toutes, est la défense des femmes victimes de violence, sans hésitation, sans mise en doute de la réalité ou de l’importance de la violence. Il est scandaleux d’abandonner et mépriser d’autres femmes (et hommes) par fidélité aveugle à une cause politique.

Il est moralement juste et entièrement normal de dénoncer le massacre terrible des enfants et plus généralement celui des populations civiles à Gaza, tout comme les exactions dont les Palestiniens font l’objet en Cisjordanie. Rien ne justifie qu’une personne juive, quel que soit l’endroit où elle vit dans le monde, en soit tenue pour responsable par le simple fait qu’elle est juive. De la même manière que les pires réactionnaires ici exigent des Français musulmans la preuve permanente de leur non-allégeance aux gestes ou discours de haine de l’islamisme radical, on demande aujourd’hui aux Français d’origine juive la preuve permanente de leur non-implication morale dans ce qui se passe aujourd’hui à Gaza. Ce soupçon est intolérable pour eux et pour nous.

Les images des corps des jeunes personnes assassinées lors du festival de musique Nova nous hantent. Celles des corps qui portent les marques manifestes de viols et de mutilations sont particulièrement insoutenables, comme celles des corps qui ont été utilisés comme trophées. L’accumulation des informations et le travail de la commission civile coordonnée par Cochav Elkayam-Levy permettent de préciser la spécificité et la cruauté des violences sexuelles systématiques commises par le Hamas contre les femmes et des hommes le 7 octobre.

Le Hamas, utilisant quelques photos d’otages qui sourient en sortant de captivité, qui, selon le ministère israélien de la Santé, auraient été drogués avant leur libération, tente même d’effacer la mémoire des photos et des vidéos des corps brûlés, violés, dégradés. Il y a le non-dit terrifiant de celles parmi les otages qui ne sont pas revenues. Il y a ces témoignages directs des membres du Hamas, qui déclarent avoir reçu l’injonction visant à tuer, violer et à humilier les femmes. L’ONU a mis cinquante-trois jours pour reconnaître cette réalité ; mais au moins elle l’a fait.

Déshonorant.

La colère et la tristesse face au nombre des victimes palestiniennes de ce conflit sont les nôtres, et nous nous retrouvons dans les voix de celles et ceux qui sont révoltés par la violence de la réponse israélienne, telle que décidée par un gouvernement nationaliste et autoritaire, coupable à la fois d’avoir piétiné les droits humains dans les territoires occupés, attaqué l’Etat de droit et, par son irresponsabilité, mis en danger la sécurité physique de ses citoyens. Mais nous ne pouvons pas accepter les raisonnements pervers qui tirent de la violence de guerre un prétexte pour remettre en cause l’existence de l’Etat d’Israël et pour vouloir éliminer les juifs de leur terre. Israël commet de graves fautes politiques, morales et juridiques. Mais cela doit conduire non à refuser à Israël et aux juifs de la diaspora un droit à l’existence et à la sécurité, mais à militer pour une solution à deux Etats qui garantisse aussi le droit à l’existence et à la sécurité pour les Palestiniens.

Il ne s’agit pas pour nous d’ouvrir un nouveau thème polémique dans la guerre de positions actuelles en France. Nous voulons continuer d’accompagner nos ami·es, celles et ceux qui sont en deuil, ou qui se sentent fragilisés avec le sentiment qu’il n’y a plus de lieu protecteur au monde ; ou qui simplement n’ont pas peur. Nous soutiendrons celles et ceux qui marcheront dans les rues de grandes villes d’Israël et du monde, contre le gouvernement israélien actuel. Parce que nous croyons qu’il y a de la place pour que le peuple israélien et le peuple palestinien puissent vivre en paix, dans deux Etats démocratiques et respectueux des droits de toutes leurs citoyennes et citoyens. Parce que pour nous il est déshonorant – question d’histoire, d’éthique, de politique et simplement d’humanité – que nos ami·es juif·ves soient ciblé·es, et ne se sentent plus chez elle·eux, en France. Pour nous Français – de gauche, non juifs – c’est notre échec et une perte.

Premiers signataires : Anna C. Zielinska Université de Lorraine Sandra Laugier Université Paris-I Panthéon-Sorbonne Jean-Yves Pranchère Université libre de Bruxelles Aurélie Filippetti Ancienne ministre de la Culture Frédéric Brahami EHESS, Cespra Pierre Brunet Université Paris-I Panthéon-Sorbonne Marc Crépon CNRS, ENS Marie de Gandt Université Bordeaux Montaigne Manon Garcia Université libre de Berlin Claude Gautier ENS Lyon Bertrand Guillarme Université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis Cyril Lemieux EHESS, Lier Daniel Sabbagh Sciences-Po Ceri Irène Théry EHESS Centre Norbert-Elias

Cette lettre ouverte a été publiée pour la première fois dans Libération.

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