Du fleuve à la mer ? Discussion de la question judéo-palestinienne, par Vincent Présumey – 23 janvier 2023

Le numéro de janvier 2024 de la revue Inprecor, publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IV° Internationale, titre sur la Palestine avec le mot d’ordre : « Du fleuve à la mer, Palestine libre et démocratique », et son article principal, de Michael Karadjis, militant australien aux analyses souvent pertinentes et engagé dans la solidarité avec les peuples syrien ou ukrainien, est un plaidoyer argumenté en faveur de ce mot d’ordre, plaidoyer que je voudrais discuter, et, très largement, contester. Non par souci polémique mais parce que la question est importante et que l’analyse critique de cet article permet de la traiter assez précisément.

Non aux intimidations préalables à toute discussion !

Je ne sais si cela est volontaire ou non et provient de l’auteur ou de la revue, mais le fait que cette formule est pleine d’ambiguïté est bien illustré par le sous-titre de l’article, faisant suite au titre qui reprend la phrase « Du fleuve à la mer » : « la lutte de la Palestine pour le partage de la terre, contre la stratégie de rejet d’Israël ». L’État israélien rejette en effet tout partage, mais dire « du fleuve à la mer, une seule Palestine », que je sache, ce n’est pas appeler à un « partage », mais bien à un seul État dénommé Palestine.

Tel est bien le sens clef dans lequel Michael Karadjis argumente dans tout cet article : « du fleuve à la mer » n’est pas un partage, mais une seule Palestine et un seul État. Ceci « détruirait », écrit-il, en mettant le verbe « détruire » entre guillemets, l’État israélien, entendu comme « un État sectaire fondé explicitement sur la suprématie juive », mais en aucun cas ceci ne peut signifier un appel à supprimer ou chasser les juifs de ce territoire. Quiconque pourrait penser une chose pareille est d’emblée assimilé par M. Karadjis à la droite impérialiste et raciste qui accuse d’être antisémite et génocidaire toute mise en cause des fondements de l’État israélien.

Tout doute sur le sens de ce que ce mot-d’ordre pourrait concrètement signifier envers la population judéo-israélienne est amalgamé aux « critiques ignares » de la droite et de l’extrême-droite. Voilà un procédé intimidant qui ne semble pas viser à faciliter la contradiction indispensable à toute discussion !

D’emblée, est ainsi diabolisée toute perception de ce qui est pourtant un fait : la nécessaire distinction que fait M. Karadjis entre l’État et la population, la nationalité que cet État est censé représenter, cette distinction n’est massivement pas faite par l’écrasante majorité des manifestants pro-palestiniens, que ce soit parmi les peuples arabes ou dans la gauche radicale des pays « occidentaux ».

Si vous interrogez nombre d’entre eux, la plupart estimeront, spontanément et sans avoir plus réfléchi à la question, que si la liberté palestinienne signifie l’expulsion des juifs, hé bien tant pis : la décolonisation vaut bien quelques victimes, n’est-ce pas, ce serait un petit malheur corrigeant une grande injustice. En France, l’expulsion de la population « pied-noire » d’Algérie vaut comme un précédent, j’y reviendrai.

D’ailleurs, un ami juif (et ni israélien, ni sioniste) m’a récemment fait réaliser que ce mot d’ordre est toujours écrit et scandé « du fleuve à la mer », pas « de la mer au fleuve ». Idem dans la version anglaise qui illustre l’article : From the river to the sea Palestine will be free. La mer, où l’on jette les colons …

Remarquons d’ailleurs que le slogan anglais, From the river to the sea Palestine will be free, ainsi reproduit dans Inprecor (édition papier), laisse tomber les mots « et démocratique ». C’est la même chose en arabe et dans les autres langues, et bien sûr dans les manifestations pro-palestiniennes. Le slogan réel ne parle pas de démocratie ni donc de liberté individuelle, mais seulement de la « liberté » de l’État. Nuance …

Qui plus est, le slogan réel ne parle pas de Palestine démocratique, mais il est facilement complété ainsi : From the river to the sea Palestine will be free from Jews. Michal Karadjis peut-il l’ « ignorer » ?

Pour M. Karadjis, craindre que « du fleuve à la mer » pourrait signifier « pousser les Juifs à la mer » serait une « calomnie » envers … « les Palestinien.nes » et il assène : « Essayez de ne pas la répéter, à moins que vous ne vouliez passer pour un ignorant. »

En réalité il ne s’agit pas des Palestiniens, mais des manifestants pro-palestiniens hors de Palestine, qui ont fait des Palestiniens, depuis bien avant octobre 2022, leur fétiche. Les Palestiniens, eux, veulent la liberté et l’indépendance sur tout le territoire de la Palestine/Israël, et n’ont jamais voulu a priori chasser ou éliminer la population juive dans sa globalité. Et l’amalgame entre les accords d’Oslo et la « solution à deux États » leur fait désespérer de celle-ci.

Michael Karadjis s’indigne : « … étant donné que le peuple palestinien est autochtone dans toute cette région située entre le fleuve et la mer et qu’il vit toujours, malgré les efforts d’Israël, dans toutes les parties de cette région, pourquoi être offensé par un slogan qui demande que les Palestinien.nes vivant partout entre le fleuve et la mer soient « libres » ? Est-ce que ces offensé.es croient que les Palestinien.nes ne devraient être libres que dans certaines parties de la Palestine, et esclaves dans d’autres ? Ou bien recommandent-ils que les Palestinien.nes ne soient pas libres ? »

Laissons de côté le fantasme de l’ « autochtonie », que nous retrouverons d’ailleurs plus loin, en Australie. Beaucoup de sionistes s’imaginent de plus ou moins bonne foi être les « autochtones » : question de dates et d’interprétations … Point n’est besoin de l’ « autochtonie » pour comprendre que la dépossession, la négation de leur existence, la répression, la colonisation, et l’apartheid de fait, que subissent les Palestiniens, doivent prendre fin, et devraient prendre fin sans délai, si démocratie et justice ont un sens. Mais est-ce être un « esclavagiste » que de partager pleinement la défense des droits démocratiques et nationaux des Palestiniens tout en estimant que « Du fleuve à la mer … » etc., est une perspective qui pourrait ne pas être conforme à ce but ?

Tout du moins, l’existence de deux États correspondants à deux faits nationaux, le fait national palestinien et le fait national judéo-israélien, s’ils sont tous deux démocratiques et laïques, reconnaissant les droits individuels et les droits collectifs des minorités, y compris le droit au retour et/ou à des compensations pour les réfugiés et descendants de réfugiés, ne serait-elle pas, elle aussi, comme l’État palestinien unique dans la version qu’en donne M. Karadjis, une forme possible de réalisation de la liberté des Palestiniens et de leurs droits nationaux ?

Je reviendrai sur le mot-d’ordre des deux États, car il faut noter que, alors que M. Karadjis pose d’emblée que toute critique du mot-d’ordre de l’État palestinien unique comportant une inquiétude pour le sort de la population judéo-israélienne ne saurait qu’être une critique d’ignares colonialistes de droite, il ne discute pas le mot-d’ordre des deux États, alors que bien des partisans des deux États sont, comme lui, pour que chacun, palestinien, juif ou autre, soit libre et pas esclave. Oui, de la mer au fleuve, tous les Palestiniens doivent être enfin libres et se sentir chez eux ! Et ce n’est pas parce qu’on ne scande pas « From the river to the sea … » qu’on combat leur liberté !

 

Comment l’OLP a failli.

L’essentiel de l’argumentation de M. Karadjis consiste dans un rappel historique – intéressant et utile – de l’évolution des positions et mots d’ordre du mouvement national palestinien, non depuis 75 ans, c’est-à-dire depuis la Nakba, mais depuis la formation de l’OLP. Il expose l’évolution progressive de celle-ci du mot d’ordre d’un État unique palestinien comportant une population juive, au projet de prendre, par la lutte armée et/ou la diplomatie, le contrôle d’un morceau de territoire dans les territoires occupés depuis 1967, jusqu’à la reconnaissance d’Israël par l’OLP et les accords d’Oslo de 1993 où ce morceau de territoire –  ces deux morceaux, Cisjordanie et Gaza – sont concédés sous une forme qui les fera ressembler de plus en plus à des bantoustans, avec en plus la colonisation en Cisjordanie, le tout corrélé à l’abandon de fait des revendications portant sur les droits des réfugiés.

Juste après la signature des accords d’Oslo, l’espoir de voir naître un État palestinien avait été réel dans le peuple palestinien. Selon M. Karadjis, c’est le ralliement progressif de l’OLP à « la solution à deux États » qui a permis à Israël de trahir et piétiner ces accords. Mais il nous indique en même temps le point précis, plus précis que la formule des « deux États » en général, par lequel l’OLP a failli :

« Alors que tous les soutiens initiaux de l’OLP au scénario des deux États incluaient le droit au retour des réfugié.es dans l’ensemble de la Palestine/Israël – ce qui n’était donc pas nécessairement en contradiction avec l’expression « du fleuve à la mer » – Oslo peut être décrit comme la première fois où les dirigeants de l’OLP/Fatah ont effectivement renoncé à ce droit. Bien sûr, ils ont continué à insister sur le fait qu’il s’agissait de leur politique, mais en reconnaissant Israël alors que la question des réfugié.e.s  était simplement reléguée à des futurs pourparlers sur le « statut final », ils s’en remettaient effectivement à la bonne volonté d’Israël sur une question qu’Israël avait toujours rejeté. »

Nous voyons là, à travers la démonstration historique de M. Karadjis lui-même, que ce n’est pas le mot-d’ordre des « deux États » en général, ni même la reconnaissance d’Israël, manœuvre risquée mais qui, dans la perspective de deux États nationaux mais non exclusifs et de la reconnaissance des droits des réfugiés, devait voir Israël se transformer dans ses fondements, se décoloniser, pour devenir l’un des deux États, ce n’est donc pas ce mot d’ordre par lui-même qui a constitué le point clef de la débâcle de l’OLP, mais que c’est l’abandon du droit au retour et de la reconnaissance de la question des réfugiés, acceptée par l’OLP comme sujet éternellement renvoyé à infiniment plus tard et donc en fait abandonné.

Car si les réfugiés et leurs descendants (parfois deux fois réfugiés) n’ont ni droit au retour, ni droit à compensation, ni droit à se rendre dans leur ancien pays, ni reconnaissance comme ce qu’ils sont, alors Israël reste un État exclusif envers les Palestiniens, et la discrimination de fait des citoyens arabes d’Israël, et la colonisation en Cisjordanie, se poursuivent.

De même que je suis fondamentalement d’accord avec M. Karadjis et ceux qui partagent son point de vue pour dire que le but c’est la liberté des Palestiniens sur tout le territoire de Palestine/Israël, je suis fondamentalement d’accord pour dire que « le retour des réfugié.e.s n’est pas un élément supplémentaire à la solution de la question palestinienne, mais une composante essentielle de celle-ci. » et qu’elle le reste, comme l’ont montré les « Marches du retour » depuis Gaza en 2018-2019.

Notons bien ceci : ce n’est pas en soi l’évolution de l’OLP allant du mot d’ordre démocratique d’une seule Palestine juive et arabe laïque et démocratique (mot d’ordre qui est apparu comme ressemblant à la phrase I had a dream de Martin Luther King …), au mot d’ordre démocratique des deux États, censément eux aussi laïques et démocratiques, c’est l’abandon, cristallisé sur la question des droits des réfugiés, du combat démocratique et laïque, qui a conduit l’OLP à la Bérézina. Et cette évolution n’est pas essentiellement idéologique : elle répond à la pression des couches sociales bourgeoises et des États arabes dans l’OLP.

 

Hamas et OLP.

Passant au Hamas, M. Karadjis note rapidement qu’il est une force « rejetant toute solution démocratique » – ce qui veut dire, faut-il préciser : toute solution démocratique aussi pour le peuple palestinien. Il poursuit : « Une force née de la colonisation, de la dépossession et de la brutalité israélienne et de l’attitude conciliatrice de l’Autorité palestinienne, mais néanmoins une force de rejet de la solution démocratique d’une manière qui menace la population juive israélienne. », aboutissant à cet euphémisme : « Sa rhétorique et ses actions initiales, ainsi que sa charte, le suggèrent certainement. » (c’est le moins qu’on puisse dire …).

Donc, concernant le Hamas, M. Karadjis concède que la population juive israélienne est menacée par ses positions (et par ses actes), sans que cela fasse pour autant de M. Karadjis un « ignorant » pro-sioniste d’extrême-droite, n’est-ce pas.

Mais le Hamas a mis de l’eau dans son vin, nous explique-t-il aussi : depuis 2006, lorsqu’il gagne les élections dans l’Autorité palestinienne, il propose un cessez-le-feu de long terme qui équivaut, selon M. Karadjis, aux « deux États » – à ceci près qu’ils ne se reconnaîtraient que de facto, pas de jure et que tous deux seraient exclusifs et non démocratiques, pourrions-nous ajouter : ce n’est donc pas tout à fait la même chose.

Mais en fait, la vraie convergence que nous avons là entre le Hamas et l’OLP ne réside en rien dans la perspective finale, mais entièrement dans la compromission avec l’ordre existant et les autorités colonialistes israéliennes, qui ont largement appuyé le Hamas et ont même couvert ses réseaux de financement depuis le Qatar, de sorte qu’il serait juste de dire que le Hamas a autant « collaboré » avec l’occupant colonial que le Fatah !

Et pour cause, car revenons à ses origines. Non, le Hamas n’est pas « né de la brutalité israélienne », il est le débordement, avec une base populaire, mais le débordement par la droite, du nationalisme arabo-palestinien stalinisant traditionnel qui l’a précédé. Le fondement religieux et théologico-politique de son programme est antagonique aux aspirations démocratiques et nationales du peuple palestinien, et réaffirme la sujétion des femmes, ce qui n’est en rien un problème annexe. Né sur les décombres de la trahison des aspirations nationales, le Hamas n’est fondamentalement PAS une organisation de « résistance » nationale. En signalant la vraie nature du Hamas, nous abordons les points essentiels sur lesquels l’analyse historico-politique de M. Karadjis fait totalement l’impasse.

 

Le niveau d’analyse doit être international si l’on veut y comprendre quelque chose.

Car il y a un problème crucial de méthode dans cet article. Ce problème n’est pas propre à M. Karadjis : il se retrouve dans l’écrasante majorité des analyses et commentaires produits à gauche sur la situation palestino-israélienne depuis le 7 octobre 2023.

Ces commentaires et analyses se lancent tous dans des récits, des exégèses, des descriptions, du « conflit israélo-palestinien » en vase clos : seuls les États-Unis apparaissent comme puissance extérieure intervenante, puissance impérialiste et pro-sioniste clef, bien entendu.

La relation qui pourrait exister entre l’attaque du Hamas le 7 octobre, cette prétendue offensive palestinienne, et la soi-disant riposte israélienne, cet anéantissement de Gaza, et la situation mondiale avec notamment la guerre impérialiste de la Russie contre l’Ukraine, est passée sous silence, de même que tous les développements qui se produisent depuis, dans le monde entier, dans un sens réactionnaire, avec les attaques des Houtis dans le détroit de Bab-el-Mandeb et la mer Rouge, les lancers de missiles en pays baloutche entre Iran et Pakistan, la montée des tensions en mer de Chine, etc. – sans oublier, précisément, la phase nouvelle de la guerre en Ukraine ouverte par le 7 octobre :  fin officielle de l’offensive ukrainienne et pression impérialiste rampante pour un cessez-le-feu préservant le régime de Poutine.

Cette offensive réactionnaire globale, non concertée mais objective, revêt de plus en plus sa pleine dimension dans la perspective des présidentielles étatsuniennes : Poutine vote Trump, Netanyahou vote Trump, et Biden ouvre la voie à Trump en bloquant un cessez-le-feu à Gaza au Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui sape l’électorat anti-Trump. Toute cette dynamique délétère dérive du 7 octobre 2023. En annonçant que la guerre contre Gaza durera des mois voire des années, Netanyahou garantit à Poutine et à Trump les conditions globales de leur action. Certes, il ne fait cela ni parce qu’il serait l’agent d’un complot, ni parce qu’il aurait analysé les rapports de classe mondiaux du point de vue de la réaction impérialiste, mais parce que la prolongation de la guerre garantit son immunité. Mais le résultat est le même.

Il est impossible, dans une analyse matérialiste de la situation en Palestine/Israël, de faire ainsi l’impasse totale sur la fonctionnalité mondiale de « l’offensive » du Hamas et de la « riposte » d’Israël qui l’a suivie. Ce n’est pas une nouvelle étape de la « résistance palestinienne » qui a été ouverte par le 7 octobre – hélas. Ce n’est pas une « visibilité nouvelle » de la cause palestinienne, jusque-là « invisibilisée » qui aurait été malgré tout, le résultat positif, somme toute, des crimes du Hamas. Non, c’est une inflexion réactionnaire de toute la situation mondiale et, pour les Palestiniens, le massacre des Gazaouis, l’accélération drastique de la colonisation et de l’épuration ethnique en Cisjordanie, la violence policière et parfois aussi « populaire » en Israël, et le traitement comme fétiche des Palestiniens dans le monde entier par les forces politiques du campisme et du « monde multipolaire ».

 

On ne saurait ignorer la question antisémite !

Dans cette poussée réactionnaire, l’antisémitisme a toute sa place, et nous avons là une autre impasse totale, un non-dit, un point aveugle, une « ignorance » pour reprendre son mot, de l’article de M. Karadjis comme de tant d’articles et de billets se voulant « de gauche ».

Le fait que des néoconservateurs et des héritiers du fascisme antisémite en parlent parfois, eux, n’est pas un argument pour se taire, car c’est au contraire une accusation supplémentaire envers cette gauche qui ignore sciemment ce sujet crucial. Il est vrai qu’a, depuis des années, été théorisé le fait que l’antisémitisme aurait miraculeusement pris fin en 1945 – par la grâce de la Shoah et de la défaite de Hitler ! Sur cette croyance, fort répandue à gauche et à l’extrême-gauche, a prospéré l’idée que les reproches d’antisémitisme ne viseraient jamais à rien d’autre qu’à protéger « Israël » et l’ordre capitaliste établi – et voilà comment l’antisémitisme réel revient de ce côté-là, en vérité.

Dans le cadre d’une analyse locale, occultant les développements mondiaux de la lutte des classes et du désordre international, du « conflit israélo-palestinien » ou de la seule « résistance palestinienne », la croyance dans le fait que la population judéo-israélienne n’aurait rien à craindre dans sa chair du mot d’ordre « du fleuve à la mer » est aussi un reflet de cet aveuglement sur la réalité antisémite de la réaction impérialiste globale et mondiale, comprenant la réaction islamiste.

Le 7 octobre.

Le facteur déclenchant de la guerre actuelle, l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, n’est du coup pas compris pour ce qu’il a été en raison de l’absence des données internationales les plus fondamentales dans l’analyse.

La « violence effroyable » qui s’est manifestée le 7 octobre n’est pas le résultat direct de l’oppression effroyable de la population palestinienne de Gaza. Ce n’est pas un soulèvement populaire qui s’est produit ce jour-là, mais une opération violente militaro-politique hyper-encadrée et exclusivement masculine, qui n’a pas ciblé les forces israéliennes de répression mais la population juive, ainsi que tous les non-juifs qui pouvaient se trouver avec elle, dans un massacre qui a repris, délibérément, les formes d’un pogrom. Certes, des jeunes gazaouis ont été entraînés et ont pu participer aux crimes dans l’ivresse de ce qu’ils ont pu, au tout début, prendre pour une percée et le début d’une toute nouvelle bataille, mais les auteurs principaux étaient des militants islamistes armés, aguerris, et rôdés à la répression à Gaza envers les Palestiniens eux-mêmes.

Non seulement les juifs israéliens, mais les juifs du monde entier, ont immédiatement ressenti le « message » : la Shoah est toujours d’actualité en ce monde. Le devoir des révolutionnaires devrait être de ne pas les laisser seuls et de montrer le lien entre cette barbarie et le désordre capitaliste mondial, tout en défendant plus que jamais les droits démocratiques et nationaux du peuple palestinien.

Ces militants-militaires islamistes armés, et ces jeunes hommes qui les ont suivis, que croyaient-ils ? Comment pouvaient-ils imaginer que la conséquence des pogroms pourrait être autre chose qu’une terrible destruction de Gaza, de cette population interdite d’accès, par eux, à leurs tunnels, et exposée aux bombes et à la faim ?

Certes, les croyances apocalyptiques religieuses et l’idée d’un paradis pour les combattants du djihad peuvent aider à des actions suicidaires, mais elles étaient en l’occurrence mêlées à un espoir imaginaire plus terrestre, dénommé « déluge d’al-Aqsa », qui prévoyait l’attaque du Hezbollah par le Nord et, à court ou moyen terme, la guerre entre Israël et l’Iran et une probable intervention nord-américaine contre l’Iran. Le Hamas ou ses hommes ont été manipulés pour cette énorme provocation, ou ont été laissé entraînés vers cette opération illusoire et destructrice. En fait le Hezbollah n’attaque pas, mais les Houtis attaquent pour aider l’Iran à renégocier sa position dans le système régional et mondial, au moment de son entrée dans les BRICS aux côtés de l’Arabie saoudite, des Émirats Arabes Unis, de l’Égypte et de l’Éthiopie, Poutine tirant un fort bénéfice politique et militaire de la situation ainsi créée.

Quels sont les mots d’ordre efficaces ?

Il y a donc des facteurs prépondérants à l’origine de cette situation qui ne se réduisent pas au « sionisme » et qui impliquent d’autres impérialismes que l’impérialisme américain. Le 7 octobre n’a pas été une attaque désespérée entraînant des crimes et qu’aurait exclusivement causée l’oppression israélienne. La lutte des classes, les mouvements nationaux et les affrontements entre puissances se jouent à l’échelle mondiale et, pour le plus grand malheur des peuples de ce territoire, le foyer israélo-palestinien est plus que jamais utilisé à cette échelle-là.

Toute analyse réelle doit être internationaliste et internationale. Il est indispensable de mener le combat pour les Palestiniens et il est indispensable, pour le mener, d’en comprendre les conditions réelles – que je viens de résumer à grands traits. C’est pourquoi le mot d’ordre efficace pour défendre et aider les Palestiniens ne peut pas être From the river to the sea … C’est pourquoi les manifestations que domine ce mot d’ordre ne jouent pas le rôle de soutien aux droits démocratiques et nationaux des Palestiniens. Car, en s’en rendant compte ou pas, elles scandent un appel à la guerre visant à éradiquer l’État d’Israël, guerre qui ne saurait être, menée par le Hamas, et, imaginairement, le Hezbollah et l’Iran, qu’une guerre génocidaire ne conduisant en rien à l’émancipation des Palestiniens.

Le mot d’ordre efficace est : Cessez-le-feu total et immédiat, Arrêt de la colonisation en Cisjordanie et retrait des colonies. Il peut sembler limité, mais il est totalement révolutionnaire envers la dynamique dans laquelle est engagé l’État israélien, bien qu’il soit la seule voie du salut pour le peuple judéo-israélien.

Sur ces mots d’ordre, l’unité est possible entre ceux pour qui il ne faut qu’un seul État palestinien, ceux qui préconisent deux États et ceux qui ne tranchent pas, à condition toutefois que les premiers ne veuillent pas imposer leur position en la présentant comme la seule position « antisioniste ». Ils ont d’ailleurs une contradiction inavouée, c’est que, en tout cas en France, ils ne préconisent pas, ce qui serait pourtant logique, l’armement du Hamas en tant que « résistance ». Imaginons que la résistance ukrainienne soit réellement « bandériste » et « nazie » comme le raconte la propagande de Poutine et ceux qui y croient, et massacre tous les « russophones » : il y aurait un problème similaire ! Mais, heureusement, au moment présent, ce n’est pas le cas (et cela ne l’a jamais été depuis le commencement de la guerre en Ukraine, en 2014). A défaut d’armer une force palestinienne démocratique, on peut cependant combattre, unitairement, contre l’’envoi d’armes à l’État israélien.

L’efficacité du front unique pour défendre les Palestiniens implique donc que les partisans des deux États ne cherchent pas à imposer leur position au mouvement, mais elle exige réciproquement que les partisans de l’État palestinien unique ne cherchent pas à faire passer le moindre doute envers leur position à eux comme de l’ignorance colonialiste et impérialiste, à la manière de M. Karadjis. Question de méthode décisive, dans l’intérêt des Palestiniens !

La revendication des deux États laïques et démocratiques.

La revendication des deux États comme issue permettant la paix et faisant transition vers la rupture avec l’impérialisme, le colonialisme et le capitalisme, repose sur le fait que nous avons deux nations. Deux nations, cela veut dire, du point de vue de la démocratie, et du point de vue laïque, deux assemblées constituantes idéalement, pour constituer leurs États, et donc deux États démocratiques et laïques. Dans le meilleur des cas, la « Palestine unique pour juifs et arabes » est un rêve gauchiste de dépassement des nations, qui sont des réalités que cela plaise ou non, et dans la pratique elle ne peut se concrétiser que de deux façons : l’une, ou l’autre, des deux nations, domine l’autre dans l’État unique, lequel, par conséquent, ne sera jamais démocratique ni laïque.

La forme concrète des deux États a été largement balisée par l’histoire. Au moment présent, nous ne sommes pas en 1947 : c’est aux Palestiniens qu’il s’agit de faire de la place. L’expulsion des colons de Cisjordanie et le dégagement de Gaza de tout blocus sont la première condition d’un État national palestinien, mais il faut sans doute y ajouter la reconstruction et la libération de Gaza de la puissance coloniale. La jonction des deux morceaux, avec une bande territoriale mixte reliant aussi les deux morceaux de ce que serait alors l’État judéo-israélien, s’impose pour que l’État palestinien soit viable et qu’on ne se retrouve pas avec deux ersatz d’État comme c’est le cas depuis Oslo. En termes cartographiques, ceci donne quelque chose de proche du plan de partage de l’ONU de 1947, et implique la reconnaissance de Jérusalem comme double capitale et donc l’annulation de l’annexion israélienne de Jérusalem.

Mais le plus important dans ce programme ne réside pas dans la cartographie. Il réside dans le caractère démocratique et laïque de chacun des deux États, et donc dans la liberté de déplacement des ressortissants de chacun d’eux vers l’autre, garantie par leur reconnaissance mutuelle. Enfin, il réside dans l’acceptation réciproque du principe du droit des réfugiés palestiniens et du droit aux juifs du monde entier de se réfugier dans l’État juif non exclusif, mais démocratique et laïque, on y reviendra plus loin.

La première objection habituelle à cette perspective consiste à la qualifier d’utopique, mais cette objection est un boomerang pour ceux qui la font, puisqu’eux disent vouloir un État palestinien unique censé mélanger les deux nations dans la joie et la bonne humeur, beaucoup plus utopique encore par conséquent !

Une autre objection vient du fait que « les deux États » serait censé être le programme des grandes puissances, de l’ONU, de la « bourgeoisie internationale », etc., qui tous s’y réfèrent pour contraindre les Palestiniens à accepter toujours plus d’injustice. Mais si c’était réellement leur programme, ne serait-il pas réalisé depuis longtemps ? La référence d’un Joe Biden aux deux États, ou à « l’État palestinien », est aussi hypocrite que le sont généralement l’invocation des principes démocratiques et des droits humains par les grands de ce monde. Mais ceci n’est pas une raison pour clamer qu’on ne veut ni de démocratie ni de droits humains, bien au contraire !

En fait, la chose la pire qui sape cette perspective, c’est Oslo, qui a prétendu du côté palestinien (mais jamais du côté israélien, y compris de la part de Yitzhak Rabin) avoir été l’amorce de la construction d’un État palestinien, et donc de la « solution à deux États ». Oslo était une concession momentanée au mouvement national palestinien mais l’OLP ayant trahi les intérêts démocratiques et laïques de la nation s’est engagée dans ce que l’État israélien voulait que soit Oslo : non l’amorce d’un État, mais deux noyaux étatiques à la botte de l’État israélien et réprimant leur population palestinienne, y compris à Gaza dans le cas du Hamas. L’exact contraire de la revendication de deux États nationaux, démocratiques et laïques.

Les revendications palestiniennes démocratiques ouvrant la voie aux deux États – immédiatement : cessez-le-feu, décolonisation de la Cisjordanie – remettent en cause les fondements actuels de l’État israélien. Cette remise en cause serait scellée par la reconnaissance du droit des réfugiés. De sorte que l’État judéo-israélien dans la perspective réellement démocratique et révolutionnaire des deux États, ne serait pas le même État que l’État israélien actuel, même s’il aurait sans doute le même nom. Réciproquement, l’État palestinien dans cette même perspective ne peut pas être la continuation de la structure policière et corrompue du Fatah ni celle, ultra-réactionnaire et non-nationale, du Hamas.

A terme la réalisation d’un tel programme ouvre d’ailleurs la possibilité d’union confédérale, fédérale ou de fusion de ces deux nations voire d’autres, si elles le souhaitent. C’est en somme une perspective démocratique transitoire, poussant à la rupture avec l’ordre international et l’ordre social existant.

Deux pierres de touche.

Il me faut maintenant traiter des deux questions souvent tenues comme litigieuses ou devant être évitées dans la perspective d’une solution démocratique : celle du droit des réfugiés palestiniens et celle du caractère de « refuge » de l’État judéo-israélien.

La première de ces questions est généralement tenue pour encombrante ou devant être écartée dans la rubrique « pertes et profits » par ceux qui penchent trop, pour ainsi dire, du côté sioniste dans la perspective démocratique, et réciproquement la seconde de ces questions est tenue pour le masque du colonialisme par ceux qui penchent trop du côté antisioniste.

Or, une issue démocratique et laïque véritable suppose la prise en compte de l’une et de l’autre. Elles en sont même la pierre de touche finale.

Le droit des réfugiés palestiniens.

Concernant le droit des réfugiés, ou des descendants de réfugiés, l’objection toute bête consiste à dire « mais où va-t-on les mettre maintenant que la terre de leurs ancêtres est occupée par d’autres ? faut-il refaire des expulsions en sens inverse ? ».

Mais il est tout aussi terre-à-terre de faire remarquer que la très grande majorité des réfugiés palestiniens se trouve déjà en Palestine/Israël : c’est le cas de l’écrasante majorité des gazaouis, et de beaucoup de Palestiniens de Cisjordanie. Leur retour impliquerait donc une plus forte pression démographique à tel endroit tout en l’allégeant à tel autre endroit – s’y ajouteraient, certes, les réfugiés partis au Liban ou plus loin. En outre, tous ne souhaiteront pas « revenir » et l’allocation de terres peut ne pas se faire strictement au même endroit que le lieu ancestral, ou être remplacée par des indemnités.

Tout cela doit faire l’objet de discussions publiques transparentes. En fait, réparer des injustices faites le plus souvent à des paysans il y a 75 ans ne prendra que par exception la forme de la restitution de parcelles paysannes, que les descendants ne réclameront pas, les conditions sociales ayant changé. Il est erroné de croire qu’il y aurait là des impossibilités « techniques » insurmontables. Sans prétendre que tout serait facile, ce serait en tout cas plus facile que ce qui se passe actuellement !

Une autre question parfois soulevée, c’est : « mais à partir de combien de générations les descendants peuvent-ils légitimement demander reconnaissance, réparation ou récupération de ce qu’ont perdu leurs ancêtres ? » Cette question est abstraite, surtout dans le cas des Palestiniens : les réfugiés, parfois loin, parfois juste à côté, sont la majorité des Palestiniens. Leur libération nationale est inconcevable sans la reconnaissance des droits des réfugiés, ce qui ne veut pas dire que tous doivent faire et feront « retour ».

Comprenons en outre l’énorme importance, sur ce sujet, de la dimension symbolique, politique, mémorielle et juridique, d’une reconnaissance officielle du tort fait aux Palestiniens (et donc l’importance du travail des historiens israéliens tel que Ilan Pape) : à la base de toute discussion sur des réparations concrètes, il y a cette reconnaissance, d’une portée morale et politique considérable.

Comprenons aussi que le retour des réfugiés, dans le monde capitaliste actuel, est une exigence élémentaire qui n’a connu que très rarement une satisfaction. Soyons nets : jamais aucune épuration ethnique en régime capitaliste n’a été réparée. La satisfaction d’une aspiration aussi légitime et élémentaire soulève d’ailleurs des problèmes de droit de propriété et de droit foncier qui mettent en cause l’un et l’autre et appellent un aménagement territorial démocratique et une extension des surfaces communes pour toutes et pour tous, donc une autre forme de l’État.

Digression européenne.

Sur le sol européen, la plus grande question de réfugiés a à peu près la même ancienneté que celle des Palestiniens, et a priori n’a pas moins de légitimité, et elle a même plus d’ampleur : c’est celle des Allemands expulsés ou ayant fui les viols de masse de l’armée dite « rouge » en 1944-1945, en Poméranie et Silésie, polonaises depuis, en Prusse orientale, devenue pour partie polonaise et pour partie russe, et dans les Sudètes en Tchécoslovaquie, plus des groupes germanophones expulsés de Roumanie, Yougoslavie ou URSS. Aucune de ces populations n’était là suite à la colonisation nazie, toutes étaient anciennes de plusieurs siècles. Numériquement, il s’agit de 15 millions de personnes environ. C’est énorme.

Le gros de cette population a été logé et intégré dans la partie occidentale de l’Allemagne après 1945, ce qui nous signale au passage qu’il est possible d’accueillir massivement des réfugiés. Ceux aspirant à un retour ou une compensation étant ignorés des autres partis, ont été clientélisés par les secteurs les plus droitiers de la CDU-CSU. Lors de la réunification allemande, les Polonais ont craint un mouvement de « retour » qui ne s’est pas produit. Mais il arrive que des touristes vienne voir la maison ou le terrain des ancêtres, et même que cela se passe bien avec les habitants actuels. La légitimité ou non d’une aspiration au retour n’est donc pas liée au nombre des générations s’étant succédées depuis l’épuration ethnique initiale, mais aux conditions politiques, sociales et nationales conditionnant les sentiments des masses.

Cependant, la question des effets des épurations ethniques de 1944-1945 n’est pas close pour autant : la guerre russe contre l’Ukraine la ravive, en réintroduisant en Pologne de la diversité ethnique par les réfugiés ukrainiens, et en signalant à tous les pays de la région le problème de Kaliningrad, excroissance coloniale russe dont la neutralisation un jour pourrait impliquer un afflux de population polonaise, allemande et lituanienne, sans pour autant expulser les Russes en dehors des militaires et agents de l’État.

Ajoutons que ce sont bien les derniers juifs survivants de la Shoah dans cette région qui ont afflué en Israël en 1945-1948 …

Le droit judéo-palestinien à exister et la notion de refuge national.

Il est donc entendu pour nous que la revendication combinée du droit au retour/droit à la compensation/reconnaissance politique, juridique et morale des Palestiniens, constitue une condition du caractère démocratique des deux États possibles et en particulier de l’État judéo-israélien. Le fait qu’il le reconnaisse implique qu’il n’est plus colonial, qu’il a dégagé les colonies de Cisjordanie, etc.

Concernant maintenant la présence de la population judéo-israélienne sur place, il convient d’expliciter sa légitimité, qui ne saurait s’étendre aux colons de Cisjordanie. La plupart des militants de la gauche radicale dans le monde tiennent cette population pour uniquement coloniale, sans plus, avec ce sous-entendu implicite ou explicite que les colons, ça peut, ou même ça doit, être expulsé.

Du point de vue démocratique, il n’y a là rien d’évident. Le précédent de l’expulsion/évacuation des pieds-noirs d’Algérie souvent invoqué n’est justement pas du tout la preuve du bien-fondé d’un tel traitement, qui a résulté des politiques du FLN et de l’OAS. La masse, en réalité prolétarienne et populaire, des pieds-noirs, n’est pas la seule à avoir été expulsée. Les juifs d’Algérie, dont la présence comme groupe religieux et culturel était antérieure non seulement à la colonisation française, mais à l’islam, ont été chassés. Les harkis, par centaines de milliers, le fait berbéro-kabyle nié, l’armée des frontières déserteurs de l’armée française en tête prenant l’État en main, et les messalistes déjà éliminés : l’Algérie paie toujours très cher cet écrasement de toute démocratie qui s’est produit entre 1962 et 1965 dans la continuité de l’auto-proclamation du FLN comme parti unique de la guerre de libération, laquelle avait en réalité commencé le 8 mai 1945 à Sétif et Guelma. L’Algérie le paie, y compris dans la perpétuation de rapports semi-coloniaux.

Il y a là un des mythes du XX° siècle à déconstruire. Si cet exemple devait prouver quelque chose, c’est plutôt que l’expulsion d’Algérie de la population désignée comme « coloniale » n’a pas aidé à la décolonisation, à l’indépendance nationale et à l’émancipation, et, notons-le bien : qu’elle n’a pas été un fait isolé mais qu’elle a été combinée avec d’autres faits massifs relevant de la répression, de la négation d’identités culturelles, ou d’épurations ethniques.

Il en irait de même aujourd’hui de l’expulsion de la population judéo-israélienne dont la majorité n’a d’ailleurs pas de « base arrière » comme les pieds-noirs : son expulsion serait donc un génocide. Tel est le programme du régime iranien, du Hezbollah et du Hamas. Il en irait de même notamment en ce que cette expulsion/génocide serait associée aux autres crimes de purification ethnique que le prétendu « axe de la résistance » a déjà engagés dans la région, en opprimant les Kurdes, en massacrant 500 000 Syriens et en en déplaçant des millions : de manière bien pire encore qu’en Algérie en 1962, la soi-disant justice anticoloniale s’intégrerait à un programme impérialiste totalement réactionnaire pour tous les peuples de la région.

Et en particulier pour le peuple palestinien : qui peut croire qu’un État palestinien fondé sur une expulsion génocidaire combinée à des crimes analogues dans toute la région puisse être autre chose qu’une dictature néocoloniale théocratique, tortionnaire, misogyne et corrompue ? Bien plus encore que dans le cas algérien, un tel État ne constituerait pas la réalisation, mais la négation, des aspirations nationales palestiniennes.

C’est tout cela que la crasse et coupable ignorance couvre et accepte implicitement par avance en scandant « du fleuve à la mer, Palestine libre », qui n’est donc pas du tout la même chose, qui est en réalité contradictoire, au mot d’ordre « de la mer au fleuve, liberté pour tous les Palestiniens ». Tous ceux qui ne sont pas ignorants choisiront ce dernier mot d’ordre et excluront le premier, parce que ce qu’ils disent pour les Palestiniens et pour tous les peuples de la région est antagonique, comme le sont la liberté et l’esclavage, la démocratie et l’oppression, la révolution émancipatrice et la réaction sur toute la ligne.

Les judéo-israéliens sont une population d’origine coloniale, c’est certain, mais c’est en même temps une population issue de réfugiés et totalement marquée par cette identité. Réfugiés d’Europe fuyant la Shoah, réfugiés de la plupart des pays arabes où, comme en Algérie, la présence des sépharades et mizrahis était antérieure à celle de l’islam, réfugiés d’Éthiopie, réfugiés des régimes staliniens agités périodiquement de pulsions antisémites, en forment la grande majorité. Il existe des catégories binationales à cheval sur des pays occidentaux, ou sur la Russie, et sur Israël, dont on peut contester cette identité, mais ce fait, mis en exergue, est minoritaire.

Il est probable qu’un État judéo-israélien démocratique et laïque reconnaissant son voisin palestinien et le droit des réfugiés palestiniens connaîtrait une évolution culturelle, morale et politique qui germe chez les judéo-israéliens depuis longtemps, mais que le racisme colonial a régulièrement étouffé, par laquelle sa population juive se percevrait véritablement comme « proche-orientale », et se constituerait en nation démocratique et laïque et non plus en groupe colonial implicitement hiérarchisé.

En même temps, la notion de foyer national juif, une fois – et pour la première fois – ainsi décolonisée, est légitime à persister autant que persiste l’antisémitisme, et le moins que l’on puisse dire est que la question antisémite, au plan mondial, demeure. Par conséquent, le droit à l’installation de juifs demeure, même s’il est probable que sa réglementation devrait évoluer de fondements religieux à des fondements purement démocratiques relevant du droit à fuir ou à refuser des persécutions et des discriminations. Un élément du sionisme, en tant qu’acquis démocratique, est donc fondé à demeurer, mais pour ainsi dire transfiguré par un cadre politique tout à fait différent, associé à la reconnaissance pleine et entière de la nation palestinienne.

Digression australienne.

Je me suis éloigné du contenu précis de l’article de Michael Karadjis pour aborder le fond de la question des mots d’ordre et des perspectives, et ce faisant j’ai au passage fait deux excursions, l’une allemande, l’autre algérienne. M. Karadjis termine, lui, son article, par une comparaison consacrée à son pays, l’Australie. Il s’appuie sur la Déclaration du cœur du congrès des nations dites aborigènes, tenu en Australie centrale en 2017, qui a affirmé leur souveraineté. « Cette souveraineté est une notion spirituelle » (citation de cette déclaration faite par M. Karadjis). « Elle n’a jamais été cédée ni éteinte et coexiste avec les droits de la Couronne. »

Ce serait là, parait-il, la même chose que la Palestine unique, avec l’acceptation généreuse de la présence des descendants des colons dans les deux cas. Et de conclure fièrement : « D’un océan à l’autre, du fleuve à la mer. »

On ne saurait mieux se noyer dans de tels fleuves, mers et océans de confusion !

Le vrai enjeu en Australie, du point de vue national, est celui de terminer une construction nationale démocratique qui passe par la rupture avec la Couronne britannique et la pleine reconnaissance du tort fait aux aborigènes et de leurs droits.

Ce qu’ont de commun les aborigènes et les palestiniens n’est pas leur autochtonie qui, répétons-le, n’est rien d’autre qu’une figure idéologique mythique dont ils n’ont pas besoin (les aborigènes étaient évidemment là avant les anglo-saxons, mais eux-mêmes proviennent principalement du groupe de populations pama-nyungan qui s’est étendu en Australie depuis quelques millénaires, etc.).  Ce qu’ils ont de commun est d’avoir été victimes, chacun à leur façon, de la colonisation. Il résulte de celle de l’Australie que les aborigènes sont envers les descendants des colons européens dans la proportion de 2%, alors que la démographie palestinienne les conduit à être plus nombreux que les judéo-israéliens si Netanyahou ne les chasse pas. C’est l’oppression coloniale qui a produit un fait national australo-aborigène, car auparavant ils étaient dispersés en groupes variés.

La « souveraineté » ici revendiquée est « spirituelle », c’est dire qu’elle est légère, et peut coexister avec celle de la Couronne britannique. Ceci n’est rien d’autre qu’une concession à leurs revendications (un peu comme les accords d’Oslo toutes proportions gardées !), qui ne règle pas la question : cumuler les droits de la Couronne avec un peu de « spiritualité » « autochtone » n’a rien de particulièrement progressiste.

Le romantisme de cette totale confusion est surtout intéressant en ce qu’il confirme, pour nous, l’aveuglement total de l’auteur sur le contenu ou les implications du mot d’ordre « Du fleuve à la mer » pour l’Iran, le Hezbollah, le Hamas et les campistes du monde entier.

Pour conclure : la question judéo-palestinienne, pivot des rechutes campistes.

Les campistes, disions-nous. L’invasion de toute l’Ukraine par l’impérialisme russe le 24 février 2022 a enclenché un processus d’éloignements et de regroupements (trop lent à mon goût !) dans la gauche internationaliste, dissociant les internationalistes véritables des campistes pour qui tout pays capitaliste adversaire des États-Unis mérite soutien. Mais la provocation pogromiste du Hamas le 7 octobre 2023, ouvrant un moment de réaction au niveau mondial, a constitué le pivot, la borne pouvant porter un coup d’arrêt aux évolutions vers l’internationalisme réel.

Le fait que des analystes excellents de la guerre impérialiste russe, tel que Michael Karadjis, puissent se livrer à une « analyse » totalement dépourvue de la moindre continuité avec la compréhension de la situation mondiale suite au 24 février 2022, totalement dégagée de toute donnée internationale réelle en dehors de la répétition du rôle traditionnellement attribué à Washington, montre bien ce rôle de croche-pied que joue la question judéo-palestinienne à l’encontre de la construction d’un internationalisme, et donc d’une Internationale, réels et efficaces.

C’est que l’ampleur, et le caractère semi-conscient voire inconscient, des représentations fantasmatiques, des mythes et des formes de fétichisme dans tout ce qui se rattache à cette question, exigent de toute tentative d’analyse qu’elles se dégagent de ces passions et les regardent en face, froidement. Les imprécations amalgamant quiconque doute à des ignorants d’extrême-droite, par lesquelles M. Karadjis inaugure son article, sont caractéristiques : les militants doivent être tenus par des fétiches, par des peurs, par des formules rituelles, sitôt qu’il est touché à la question judéo-palestinienne. Le premier devoir de tout révolutionnaire conscient est ici de traquer les fétiches.

Pour ce faire, il faut sans cesse envisager la situation dans sa globalité, en faisant intervenir la lutte des opprimés comme facteur central de fond, et le rôle de toutes les puissances impérialistes et régionales, et en situant les faits dans leur contexte réel du moment présent et pas dans une histoire éternelle de terre promise et/ou volée.

Nous avons mondialement affaire à la multipolarité impérialiste. Elle constitue à la fois un désordre et un système de domination. Les États-Unis en font partie : il n’y a pas à choisir entre elle et eux. Ils sont l’acteur le plus puissant de ce désordre multipolaire. Dire qu’il faut faire attention à ne pas faire du « campisme dans l’autre sens », sous-entendu pro-américain, pro-occidental ou pro « sioniste », traduit la non prise en compte du fait que la multipolarité est la forme actuelle de la totalité du système impérialiste mondial. Aux États-Unis, Trump en a été et en est à nouveau le héraut, mais Biden lui-même a évacué l’Afghanistan et a proposé le taxi de l’évacuation à Zelenski. Le choix pour les partisans de l’émancipation n’est pas de pencher côté « BRICS » ou côté « Occident » ou d’osciller tantôt d’un côté tantôt de l’autre en se gardant de trop pencher. Si l’on se fonde sur le combat des exploités et des opprimés, et sur une méthode d’analyse partant de la globalité de l’affrontement social, alors on combat l’ensemble de la multipolarité impérialiste.

Cela conduit à envisager la situation à son échelle réelle, et à saisir l’unité de Gaza et de l’Ukraine et l’unité des ennemis de l’immense majorité : Netanyahou et Poutine, grâce au Hamas et avec l’aide de Biden qui bloque un cessez-le-feu, ouvrent la route à Trump et à la pire réaction !

VP, le 23/01/2024.